Benjamin Coriat
Auteur
Éditorial - Les communs sont porteurs d'un nouveau récit et d'une nouvelle manière d'habiter le monde, en rupture avec le productivisme et l'extractivisme. A l'heure où ils font l'objet de multiples récupérations et instrumentalisations, nous pensons que leur avenir en tant que concept est en jeu. C'est pourquoi nous lançons la revue EnCommuns en précisant le sens et les contours de notre projet, en lien avec une analyse de la conjoncture présente.
Le temps n’est plus où parler des « communs » ou du « bien commun » était le fait d’une petite communauté qui, pour l’essentiel, se parlait à elle-même. La période dans laquelle nous sommes entrés depuis quelques années est en effet marquée par des traits entièrement nouveaux, qui font des communs et du bien commun des sujets qui désormais attirent sur eux la lumière.
Si, tout d’abord, nous portons le regard sur le monde comme il va, force est de constater que, tant sur les territoires les plus variés que dans l’espace numérique, les initiatives visant à promouvoir les communs se sont déployées avec une grande inventivité et continuité. Ce ne sont plus seulement les recycleries, les épiceries solidaires ou les jardins partagés, mais l’espace entier de Notre Dame des Landes, qui est l’objet d’initiatives et d’expérimentations pour bâtir des espaces de vie autrement habités. Dans le monde du numérique, au foisonnement des logiciels libres, des sites contributifs et des journaux en libre accès, se sont ajoutées de véritables entreprises coopératives d’un nouveau type dans des secteurs aussi divers que la mobilité, la livraison urbaine décarbonée ou encore l’hospitalité et l’accès aux droits culturels : MobiCoop, Coopcycle, Les Oiseaux de Passage, pour ne citer qu’elles, sont autant de plateformes présentées comme « alternatives »1qui s’efforcent et parviennent souvent à créer et à partager des ressources mises en commun. Et déjà l’on voit se profiler des projets encore plus ambitieux et/ou transversaux, comme celui des « Licoornes »2 ou encore la tentative engagée pour concevoir et produire des médicaments comme des biens communs3
Dans le débat et sur la scène publique ensuite, la pandémie de Covid-19, comme l’accélération de la crise climatique ont contribué à faire en sorte que les thèmes de la défense des communs et des biens communs occupent le devant de la scène et donnent lieu à des échanges largement médiatisés. En France, les mobilisations de Sainte-Soline contre les bassines, venant elles-mêmes après d’autres initiatives sur ce sujet majeur, montrent que « faire de l’eau un bien commun » n’est plus seulement une aspiration largement portée, mais qu’il s’agit désormais d’un mouvement en acte.
En dépit de ces succès, rien n’est acquis, et le mouvement qui porte les communs - outre ses difficultés et fragilités internes - doit faire face à de multiples tentatives de le circonscrire, de le banaliser, ou de l’instrumentaliser.
Du côté des fragilités internes, il faut surtout pointer la grande difficulté de nombre de communs à établir et à assoir de manière pérenne et sur le long terme, leur autonomie et leur indépendance d’avec tous les pouvoirs. Dans la plupart des cas en effet, les communs, lorsqu’ils sont parvenus à s’établir, n’occupent que des espaces restreints, marginaux, dans les interstices de l’économie marchande. Pour l’essentiel, ils sont basés sur du travail effectué de manière bénévole. Très peu d’entre eux ont trouvé le modèle économique qui leur permettrait de vivre, de se développer et de croître en toute autonomie. De là, toujours plus explicitement, les communs sont aujourd’hui l’objet de tentatives d’assujettissement, voire de hold-up.
C’est ainsi que les pouvoirs publics, à travers des programmes ou des agences dédiées, par mille moyens, s’efforcent de les circonscrire, voire de les instrumentaliser. C’est ainsi que s’est développée, à partir de l’ADEME, le lancement « d’Appels à communs ». Dans d’autres, cas il s’agit de constituer les « tiers-lieux » dûment sélectionnés et labellisés en « filières économiques d’hyperproximité »4venant se substituer aux services publics absents ou défaillants, au risque non seulement d’éroder la spécificité et la singularité de ces espaces mais aussi d’en faire les instruments de politiques publiques définies hors d’eux. Dès lors, la « communauté de contrôle »5 n’est plus constituée comme c’est le cas pour les communs par les usagers et bénéficiaires, mais par les donneurs d’ordre et les financeurs, directement ou à travers les cahiers des charges qui ont conditionné l’octroi de ressources. Comme le soulignait Ostrom il y a déjà longtemps, l’imposition de tels « blue print thinkings » (protocoles standardisés de pensée et de contrôle) signifie nécessairement la mort du commun, dont le cœur et l’essence est d’être capable de fournir à chaque fois des réponses appropriées et spécifiques aux communautés particulières qu’il entend servir et au sein desquels il a pris naissance et s’est développé.
En dépit des difficultés rencontrées, la puissance de mobilisation des communs est telle, que l’on voit nombre d’acteurs du monde des idées, appartenant souvent à des courants ouvertement conservateurs, brandir l’étendard des communs et de la défense des biens communs pour tenter de renouveler leurs discours et leur donner, sous un nouvel habillage, une crédibilité perdue. Cela se constate jusqu’à un lauréat du « prix Nobel », l’économiste Jean Tirole, lequel, dans un ouvrage qui défend ouvertement la marchandisation accélérée de la nature à travers la constitution d’un grand et universel « marché carbone » ne craint pas de déclarer qu’il ne s’agit ainsi que de favoriser la venue d’une « Économie du Bien Commun »6
Plus généralement, la confusion qui règne autour des concepts de communs et de biens communs est telle qu’ils se trouvent mobilisés, tour à tour, comme vecteur d’une pensée identitaire et comme rempart à la progression de cette dernière et ce, dans des publications parues à quelques semaines d’intervalle seulement7. Dans ce contexte, marqué à la fois par le foisonnement des initiatives portées par les communautés de commoners les plus diverses et par des tentatives inédites par leur ampleur d’instrumentaliser et de détourner de son sens le mouvement en cours, il nous est apparu plus que jamais qu’il était temps de commencer à construire une « voix » propre pour les communs.
En nous haussant sur les épaules des géants - toutes celles et tous ceux qui nous ont précédés sur ce long chemin dans lequel nous inscrivons nos pas - notre ambition est, à travers cette revue nouvelle, de faire entendre le sens et l’étendue de ce qui est en cours ; de donner une « voix » aux communs.
Plusieurs tâches s’imposent à nous. Il s’agit d’abord de travailler à clarifier les concepts de base : les notions de commun(s) ou de bien(s) commun(s) pour ne retenir que celles-là, sont utilisées aujourd’hui dans trop de sens différents pour que la pensée puisse progresser et accumuler. Il s’agit aussi d’étendre et d’enrichir la problématique des communs en l’ouvrant à des questions nouvelles ou auxquelles elle s’est trop peu confrontée. Il faut en outre penser les modèles organisationnels et économiques qui peuvent permettre aux communs de se déployer en toute autonomie « au-delà du marché et de l’État » … comme le souhaitait Elinor Ostrom. Enfin, last but not least, tout cela perdrait une partie de son sens et de sa portée, si nous ne veillions à montrer comment les accomplissements qui sont à mettre au crédit des communs « font système », construisent un récit, un narratif de ce qui en en train de se déployer comme alternatives au productivisme et à l’extractivisme aujourd’hui prévalents, et dont nous mesurons, chaque jour davantage les effets dévastateurs.
Clarifier les concepts de base
Communs, biens communs, bien commun (au singulier) : force est de le constater, ces notions sont souvent utilisées les unes pour les autres, les unes à la place des autres, sans que soit fait le nécessaire travail de clarification sur le sens et le contenu de chacune. Ce manque de rigueur alimente, pensons-nous, une confusion qui menace le mouvement des communs dans son existence même et favorise les opérations d’instrumentalisation ou de détournement déjà mentionnées.
Ce risque permanent de confusion sur le sens des termes utilisés est d’autant plus prégnant et doit être d’autant plus pris au sérieux qu’il s’alimente et prend souvent sa source dans des traditions et des écoles de pensées distinctes, lesquelles, si elles partagent un large socle de visions et de propositions, n’en possèdent pas moins certaines fortes spécificités. Pour introduire de la clarté, il est nécessaire de distinguer ces différentes approches.
Il faut avant tout mentionner l’école anglo-saxonne, où les notions fondatrices ont pris leur essor. Ici bien sûr, ce sont les travaux d’Elinor Ostrom et de l’école de Bloomington (université d’Indiana)8, en ce qu’ils constituent la matrice originelle de toute la réflexion sur les communs, qui doivent être cités d’abord. Mais à partir d’Ostrom et autour d’elle, des notions et des visions différentes ont été formulées sans toujours que les différences, mais également les complémentarités, aient été suffisamment situées et précisées. C’est ainsi que Yohann Benkler9 et Carol Rose10 se sont efforcés de développer une approche des « communs » (souvent désignés comme open commons) qui, sur certains points, s’écarte de la conception ostromienne initiale des communs conçus comme gouvernance appliquée à des entités aux frontières bien définies. Ces différences, leurs motifs et leurs enjeux, doivent être explicitées.
À côté des approches ostromiennes et anglo-saxonnes, l’Italie a été la terre d’une réflexion féconde et originale. Point remarquable, ici ce n’est pas de « communs » dont il est d’abord question, mais de beni comuni, de biens communs. C’est au cours des années 2010, en liaison avec un puissant mouvement populaire en lutte contre la privatisation de l’eau et pour en faire un « bien commun » que la fameuse commission présidée par Stefano Rodotà11 a proposé d’introduire une définition des beni comuni dans le Code Civil Italien. Les travaux conduits dans et autour de cette commission, tout en revendiquant une filiation avec les travaux d’Ostrom, présentent un ensemble de particularités qui ouvrent la réflexion sur les beni comuni vers des terres originales. Ils cherchent notamment à établir une relation entre les « biens communs » et les « droits fondamentaux de la personne », tels qu’ils sont formalisés dans les constitutions d’après-guerre.
Toujours en Italie et pour ne retenir que cet ensemble de contributions et de pratiques, l’approche suivie par les activistes et chercheurs de la ville de Naples, visant à asseoir leurs pratiques sur une déclaration étendue des usi civici traditionnels de l’Italie, mais en renouvelant le sens et la portée, ouvre aussi sur des questions - notamment en matière de démocratie - puissantes et de grande portée12 sur lesquelles il faudra revenir. Enfin, toujours venue d’Italie, la réflexion et la pratique des « chartes »13 ne peut manquer de faire l’objet d’une attention renouvelée ; ce d’autant que le modèle fait école dans nombre de villes de par le monde.
En France, entre l’affirmation qu’il convient d’abord et surtout de promouvoir le Commun, à entendre avant tout comme un « agir commun »14 et les recherches multiples engagées autour du « retour des communs »15 qui privilégient une approche des communs entendus comme entités auto-organisées impliquant des formes de gouvernance et de propriété partagée, tout un espace s’est ouvert à l’exploration et au débat.
D’autres approches alimentent la discussion sur des points critiques et viennent percuter la réflexion dans son ensemble. Ainsi, la mise en avant du peer to peer (notamment dans les travaux de Michel Bauwens et de la Fondation P2P), voire la considération du commun comme un véritable mode de production en puissance16 ou encore le fort accent mis sur le commoning plutôt que sur le commun lui-même que l’on trouve notamment dans les écrits de S. Helfrich et D. Bollier17 doivent être considérés comme des contributions au débat sur ce que sont les communs et ce vers quoi ils conduisent. De plus, le « succès » de l’approche par les communs est tel, qu’elle ne cesse - pour le meilleur et pour le pire - de susciter des extensions et ramifications dans les directions les plus inattendues. Il en est ainsi des « communs latents » de Anna Tsing18, ou encore des « communs négatifs » évoqués par Alexandre Monnin et d’autres auteurs19. Ces notions inversent le sens de la catégorie de commun, tout en prétendant en dériver. Elles ne peuvent dès lors qu’appeler à la discussion et à la critique. Souvent rapportés à l’existence de « déchets » (notamment d’origine nucléaire, qui en sont la figure emblématique) les réputés « communs négatifs » sont déclarés tels par ceux qui choisissent de les caractériser ainsi, avant tout parce qu’ils sont porteurs de puissantes « économies externes négatives », les « déchets » caractérisés « communs négatifs » étant non traités et de ce fait produisent des effets (ou sont susceptibles de le faire) sur de larges communautés. Notre objection consiste à se demander si cette absence de « garde » et de traitement des « déchets » n’en font pas plutôt des « non-communs »20. Au-delà ne convient-il pas dès lors, de parler à leur propos, et plus justement de « tragédie des non-communs »21?
Soyons clairs : nous ne prétendons ici en aucun cas établir une quelconque « orthodoxie » ou fixer le sens définitif des mots et des concepts. Nous entendons au contraire favoriser l’expression de ces différentes conceptions dans la plénitude de leurs implications22. Mais tout autant qu’à la diversité des points de vue, nous veillerons à ce que les mots et les choses soient toujours définis et justifiés, les contextes précisés. Les débats, y compris les désaccords éventuels, ne peuvent être productifs que si la discussion est conduite avec rigueur et que sont identifiés et précisés les enjeux et les implications sociales et politiques qu’emporte le fait de préférer une caractérisation ou une formulation à une autre.
Précisons encore, pour clore ce point, qu’au-delà des dimensions de définition et de caractérisation, une question nous paraît essentielle : celle de savoir quelle relation la notion de commun entretient avec le « bien commun » et « l’intérêt général ». Jusqu’ici dans les approches traditionnelles du droit, il était admis que l’intérêt particulier s’exprime à travers la propriété privée ; l’intérêt général, par définition et pourrait-on dire par constitution, étant quant à lui géré et administré par la puissance publique à travers ses différentes émanations. Aujourd’hui force est de constater que la pertinence de cette distinction - si elle ne valut jamais -est très amoindrie, si même elle n’a volé en éclats. La conquête des appareils d’État par des coalitions conservatrice, au néolibéralisme affirmé et souvent assumé, a permis le déploiement à grande échelle de politiques publiques (de privatisation, de dérèglementation, d’attaque des services publics…) qui montrent à satiété et en mille endroits comment l’État, ses pouvoirs et ses agences, est mis au service d’intérêts privés et particuliers.
Dans ce contexte, quelle(s) place(s) les communs tiennent-ils et sont-ils appelés à tenir ? Comment faire en sorte qu’ils ne soient pas (ou plus, lorsque c’est le cas) l’instrument de communautés restreintes, mais que leur déploiement soit mis au service de l’intérêt général ? Sur l’exploration de cette relation entre intérêt privé et particulier, intérêt général et bien(s) commun(s), la réflexion ne fait que commencer. Nous entendons ici lui donner l’occasion de se déployer.
Si les travaux conduits ont jusqu’ici permis que la réflexion sur les communs s’enrichisse de manière spectaculaire, il est clair aussi désormais que, dans nombre de cas, ils butent sur des limites, se heurtent à des frontières. Tout montre en effet que pour que la réflexion progresse, des crans doivent être franchis et des espaces nouveaux investis. À ce stade, cinq questions nous semblent essentielles.
Communs et vivant
Largement ignorée jusqu’à une période récente, c’est pourtant un des traits remarquables de la culture indienne d’Amérique, celle de la Pacha Mama (Terre Mère) ou de la tradition du Buen Vivir, que la relation des communautés humaines et leur habité est pensée comme devant satisfaire à des règles et des principes d’harmonie23. Cette pensée aujourd’hui réinterrogée a longtemps été ignorée. Dans cette redécouverte, toujours en cours, c’est le mérite de l’ouvrage « Par-delà nature et culture »24largement appuyée sur l’étude des traditions et des cultures de peuples d’Amazonie d’avoir remis au centre de l’attention la question de la relation des humains aux « non-humains », appelant d’autres regards et d’autres traitements que ceux qui, au moins en occident, prévalaient jusqu’ici.
La conceptualisation des communs est ici concernée très directement et comme frappée de plein fouet. Chez Ostrom les communs (dans les formulations initiales, celles de 1990) sont en effet définis comme des entités visant à permettre à des communautés humaines d’user ou de prélever un ensemble de ressources suivant des règles établies par elles. Qu’il s’agisse des poissons d’un lac ou du gibier d’une forêt, les « non-humains » sont pensés comme de simples « ressources », ce qui ne peut manquer de faire question. En effet, s’il faut rendre à Ostrom justice et noter que huit « design principles »25 ont été formulés pour s’assurer qu’au sein des communs, le « prélèvement » se fasse sans prédation et que l’écosystème puisse être respecté et reproduit dans son ensemble, les travaux conduits depuis quelques décennies sur ces sujets exigent que cette relation entre humains et non-humains au sein des écosystèmes que constituent les communs soient objets d’attention et d’études renouvelées. Parmi les questions posées se trouvent celles d’un droit qui pourrait être reconnu aux non-humains26, d’un « parlement des choses »27 ou d’une « diplomatie » nouvelle à conduire avec eux28, ou encore de la construction d’entités juridiques nouvelles (constitués d’humains et de non humains) qui deviendraient elles-mêmes sujets de droits. Comme on le voit, il s’agit ici de questions majeures, dont les effets et conséquences s’annoncent essentielles. On comprendra donc que la Revue EnCommuns y consacrera une part importante de son effort et de son activité.
Communs et démocratie
La question du lien entre communs et démocratie demeure un angle encore peu exploré alors même que celui-ci est porteur d’enjeux de société considérables. Au moment où nos modèles de démocratie dite « représentative » se fissurent de toute part que peuvent les communs et les biens communs ? Les travaux d’obédience ostromienne mettent peu l’accent sur cet aspect des choses. Pierre Dardot et Christian Laval quant à eux s’inscrivent clairement dans ce questionnement sur la démocratie, avec une approche du commun dont une caractéristique centrale est qu’elle est élaborée en opposition à l’Etat et à la propriété29. Les travaux italiens nous guident sur une autre voie en invitant à penser les beni comuni à partir d’un réinvestissement de la question du lien entre propriété exclusive, Etat et démocratie, cela à travers le prisme du droit administratif en particulier30.
Si la voie des communs appelle à une remise en cause du dogme propriétaire, ce dogme doit être conçu comme englobant à la fois la propriété privée et la propriété publique. L’un des grands intérêts de l’approche italienne est qu’elle s’attache à défaire le modèle de propriété publique exclusive et donc à remettre en cause le modèle de l’État propriétaire exclusif de la chose publique. S’ouvre à partir de là, une voie pour penser une reconquête citoyenne de la chose publique selon des modalités que nombre d’expériences citoyennes explorent actuellement, comme celle dite des « communs émergents » dont l’Asilo Filanghieri à Naples est l’un des précurseurs. La Revue EnCommuns portera un intérêt particulier à l’analyse de ces expériences susceptibles d’alimenter la réflexion sur la façon dont la voie des communs peut conduire à des pratiques démocratiques visant à « désencastrer » le public de l’État.
Communs et travail
Le déploiement des communs vient aussi percuter les réflexions en cours sur les transformations du travail. La notion même de travail semble aujourd’hui « troublée »31 dans la mesure où les différentes significations qu’elle revêtait se révèlent de plus en plus disjointes. Ainsi, le travail en tant que production utile ne concorde plus avec le travail en tant qu’emploi : de nombreux emplois actuels semblent être des facteurs de « désutilité », notamment du point de vue de la conservation des conditions d’habitabilité sur Terre ; à l’inverse, de nombreuses choses utiles sont produites hors des frontières de l’emploi formel. Les communs sont au cœur de cette dernière évolution, dans la mesure où ils reposent en grande partie sur des formes d’activités volontaires, hors-emploi, souvent accomplies à titre bénévole.
Si l’on ne peut qu’être admiratif de ces investissements personnels en faveur des communs, deux remarques s’imposent. D’une part, il n’y a aucune bonne raison que des activités utiles à la collectivité et porteuses de sens pour celles et ceux qui les accomplissent ne donnent pas lieu à des formes de rétribution, du moins lorsque les principaux concernés le souhaitent. D’autre part, lorsque les contributions bénévoles aux communs nourrissent des ressources indispensables à certains gros acteurs capitalistes (pensons par exemple à l’utilité des logiciels libres pour les Big Tech), l’activité bénévole se transforme en travail gratuit. En d’autres termes, les apports des commoners se trouvent à la fois exploités d’un point de vue économique, et niés dans leur statut de contribution productive.
L’intersection de la question des communs avec celle du travail est donc porteuse d’enjeux théoriques et pratiques importants. Elle interroge des catégories de pensée fondamentales, comme celles de travail, de production ou d’utilité. Elle ouvre aussi à des questionnements politiques sur les dispositifs institutionnels, encore largement à inventer, qui pourraient permettre de reconnaître et de rétribuer les contributions aux communs.
Ces questions sont d’autant plus complexes que les activités productives, notamment celles favorisées par le numérique, ne s’émancipent pas comme par miracle de leur contrôle par le capital. À un moment où les technologies numériques permettent à quelques entreprises technologiques de piloter et d’organiser des chaînes de valeur entière autour de l’IA notamment32, repenser les activités productives sous l’angle des communs sans les cantonner au bénévolat suppose une certaine créativité institutionnelle.
Communs et inégalités
Les inégalités sociales et économiques sont quant à elles longtemps demeurées un autre point aveugle de nombreuses réflexions sur les communs. D’une part, la focalisation sur la question de l’accès aux ressources (qu’il s’agisse de médicaments, de logiciels, d’espaces urbains, etc.) a pu reléguer au second plan la question des situations sociales différenciées de celles et ceux qui bénéficient des dites ressources. D’autre part, le mouvement des communs semble jusqu’à présent avoir été porté, du moins dans les pays du Nord, par des acteurs militants disposant d’importants capitaux culturels (par exemple une maîtrise des codes et des imaginaires associés au numérique33) et, dans une moindre mesure, économiques.
La question des inégalités est donc devenue incontournable, tout en demeurant complexe à appréhender. Les inégalités se jouent en effet à différentes échelles, depuis les grands rapports Nord-Sud jusqu’aux logiques localisées de ségrégation urbaine. Elles se déploient en outre selon différentes dimensions : la classe, le genre, la « race », etc. Elles renvoient enfin tant à des questions internes aux communautés de commoners (par exemple la faible proportion de femmes dans certains projets et/ou la reproduction en leur sein de certains rapports de domination34) qu’à des questions sociales plus générales par rapport auxquelles les acteurs des communs devront à l’avenir se positionner. Dans quelle mesure les communs ont-ils des réponses à apporter aux inégalités économiques, sociales, scolaires ou encore environnementales qui gangrènent nos sociétés ? De la réponse à cette question dépendra, au moins en partie, la capacité des communs à inspirer un véritable projet de transformation sociale.
Communs et genre
La question du genre n’est pas totalement absente des analyses d’Ostrom35. Dans un chapitre d’ouvrage collectif publié en 2008, elle introduit le genre au sein de sa grille d’analyse conceptuelle des communs : elle mentionne que la production des règles de gestion de la ressource peut être affectée par certaines caractéristiques individuelles des participants à son élaboration dont le genre, à côté d’autres caractéristiques individuelles telles que la caste, l’âge, l’ethnicité, le clan, la classe36. Cependant, de l’analyse bibiométrique croisant genre et communs réalisée par Hélène Périvier, il ressort que « l’approche genre est transformative et ne peut se résumer au seul ajout d’une catégorie sexe dans l’analyse »37. En ce sens, et de l’aveu même d’Ostrom, à l’occasion d’un entretien donné à la revue Feminist economics en 2012,38 le genre n’a pas été saisie comme un facteur clé des travaux sur la gestion des commons pools ressources ; Ostrom y précise toutefois avoir encouragé nombreux de ses étudiants et étudiantes à adopter cette perspective39.
La mobilisation des genders studies dans l’espace - hétérogène - des communs ouvre un « nouveau » champ de questionnements et des perspectives transformatives des pratiques. Il s’agit de se demander, systématiquement, si les règles de gouvernance des communs sont égalitaires. Donnent-elles un accès égal à la ressource aux hommes comme aux femmes, et selon quelle articulation avec l’origine sociale ? Les modes de gestion collaboratifs et localisés et/ou traditionnels qui caractérisent les communs sont-ils exempts de toute forme d’oppression patriarcale et/ou de l’application des normes hétérosexuelles (hétéronormativité) ?
La gestion d’une ressource sous forme de communs et l’égalité de genre n’est pas systématique. Les observations de terrain indiquent que dans certains cas, le retour à des modes de gestion traditionnels sous forme de communs afin de préserver les ressources naturelles peut accroître les inégalités de genre et précariser le statut économique des femmes les plus précaires. Passer les communs au prisme du genre permet de mettre en évidence les mécanismes inégalitaires à l’œuvre dans la gestion des communs, et invisibilisés par les approches traditionnelles gender blind.
Selon une approche plus radicale (tant des communs que du genre) et dans une visée transformative, les communs peuvent être conçus comme un modèle politique, égalitaire et horizontal, capable de transformer les hiérarchies, les oppressions que met en exergue le genre, et qui sont à la fois celles – indissociables – du capitalisme et du patriarcat. Cette approche s’inscrit dans une refonte de l’ordre économique et politique mondial en particulier s’agissant des rapports Nord Sud.
Nous l’avons rappelé plus haut, en dépit des espoirs dont ils sont porteurs, les communs aujourd’hui sont entravés dans leur essor par la difficulté extrême qu’ils rencontrent à assurer sur le long terme leur pérennité, en particulier pour ce qui concerne les modèles organisationnels et économiques sur lesquels ils sont assis.
La question posée est celle de savoir comment les communs, considérés ici comme des entités productrices d’une valeur sociétale et environnementale propre et dont les produits -nécessairement « décalés » - ne sont pas destinés à être d’abord validés par le marché, peuvent perdurer et assurer leur reproduction. Pour le dire autrement, la question posée peut s’énoncer sous la forme suivante : quels modèles économiques peuvent rendre possible ce « tour de force » qui permet au commun d’exister dans un monde d’économie marchande généralisée, tout en assurant la persistance des traits constitutifs du commun : modes de coordination et de gouvernance dans la conception et la production de la valeur faisant une large place à la délibération et à la « voix »40 nature de la valeur produite toujours plus ou moins fortement « décalée » par rapport aux valeurs reconnues par le marché et destinés à être absorbées par lui?
De l’observation des faits, différents modèles existent et peuvent être proposés.
- Dans certains cas - plutôt exceptionnels - des modèles que l’on peut qualifier de « quasi-marchands » sont possibles. Il en est ainsi, par exemple des prud’homies de pêche41. Les pêcheurs constituent la zone maritime de pêche comme un commun, assorti de règles de prélèvement qui protègent la ressource halieutique de la prédation, et sur la base de ce commun entretenu et « gardé », les pêcheurs vivent de leur activité en portant le produit de leur travail sur le marché, dans une économie de la proximité qui fait sa qualité.
- Des modèles « hors-marché » sont aussi possibles, basés sur des levées de fonds dans le public en échange de services gratuitement offerts à tous dans une logique qui relève de la réciprocité. Ainsi doit être compris par exemple l’association Framasoft, qui sur ce point s’inscrit dans les pas du modèle de Wikipédia, commun qui est ici le modèle « pur » et emblématique des logiques construite sur ce principe de réciprocité.
- Dans la majorité des cas cependant, on aura affaire à des modèles « en-marché » Il s’agit ici de modèles hybrides assis sur des ensembles des dispositions multiples : paiement à la transaction, abonnement, vente de services, licences de réciprocité … Ce mode « en marché » qui est celui de la plupart des plateformes citées plus haut (Mobicoop, CoopCycle, Les Oiseaux de Passage, etc.) est celui qui se prête au plus grand nombre de variantes, et sans doute aussi celui appelé à constituer le modèle de référence le plus répandu de l’économie des communs de demain.
La question de la relation des communs à l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) ne peut manquer ici d’être posée. A n’en pas douter, certaines des innovations organisationnelles et institutionnelles de l’ESS constituent pour les communs une inspiration et des outils dans lesquels ils peuvent puiser pour constituer leurs propres arrangements. Ainsi des innovations telles que le principe « une personne/une voix », l’installation de « fonds irrécupérables » ou encore les notions de « non-lucrativité » ou de « lucrativité limitée » - qui contribuent chacune dans son ordre propre à limiter et brider le pouvoir du capital - sont pour les communs de véritables ressources dans lesquelles s’alimenter pour construire leurs propres modèles. Il reste cependant que l’observation de l’évolution de l’ESS sur longue période montre que ces innovations n’ont pas permis d’éviter que s’exerce un puissant « isomorphisme institutionnel»42, c’est à dire un alignement, très souvent observé, des comportements des entités de l’ESS sur les firmes rivales « capitalistes » classiques opérant sur les mêmes marchés. Nous retrouvons ici la question « des communautés de contrôle » déjà évoquée plus haut. Un commun n’existe, ne peut exister sans une relation étroite et consubstantiel avec la communauté de ceux qu’il sert et dans laquelle il est inséré, laquelle en dernière analyse garantit l’intégrité du commun et de ses pratiques. De telles considérations, sont absentes de la constitution des entités l’ESS, notamment de sa pointe avancée que constituent les coopératives qui sont avant tout des formes nouvelles d’entreprenariat conçues et tournées vers le bien-être de leurs membres. Être capable de tirer partie de l’expérience de l’ESS et des innovations qu’elle a su faire naitre, tout en évitant les travers dans lesquelles elle s’est souvent engagée, est ainsi un des défis majeurs de la période qui s’ouvre, que la revue EnCommuns s’efforcera de documenter, notamment à travers des études de cas et des analyses comparatives.
Dans tous les cas, et quelle que soit la forme institutionnelle choisie, il demeure que le « saut périlleux »43 de la valorisation de la valeur produite dans et par un commun reste une vraie difficulté - dès lors que la valeur environnementale et sociale produite par le commun n’est pas reconnue par le marché, et doit, de ce fait, rencontrer des communautés d’acquéreurs prêts à reconnaitre cette valeur propre.
L’émergence de « tiers contributeurs » à même de reconnaitre et valider cette valeur (toujours et par constitution nécessairement « décalée ») reste souvent la question centrale de la pérennisation des communs. Notre hypothèse ici est que dans nombre de cas, ce sont d’abord et avant, les collectivités locales et territoriales qui peuvent assumer ce rôle de tiers contributeurs. Dès lors que les communs sont capables d’assurer des fonctions et des activités « citoyennes » que ces entités administratives pour toutes sortes de raisons sont hors d’état de pouvoir fournir, il est dans la logique des choses qu’elles favorisent au moyen de mise à dispositions ou de transferts de ressources appropriés, le déploiement de ces services citoyens par les communs localement implantés. Explorer les conditions et les formes dans lesquelles ces mises à disposition et ces transferts peuvent s’effectuer dans le respect de l’intégrité des communs, est un domaine d’étude et d’analyse que la Revue EnCommuns, à partir notamment de la publication d’études de cas, se propose de couvrir.
Enfin, disons-le nettement, c’est la conviction profonde des initiateurs de ce projet que les communs ne sont pas seulement des entités nouvelles animées d’un esprit citoyen et qui, « au-delà des marchés et des États », s’efforceraient ici ou là d’introduire du « prendre soin » là où le capital, toujours d’avantage, introduit prédation et destruction. Évalués à l’aune de l’histoire et du moment dans lequel ils s’inscrivent, les communs, la recherche du bien commun dont ils sont à la fois les vecteurs et les instruments, portent en eux, pensons-nous, une double et radicale nouveauté.
La première de ces nouveautés concerne une relation à l’écologie. Elle tient dans l’idée que, par-dessus tout, là où le commun prend racine c’est de la reproduction conjointe des communautés humaines et des écosystèmes au sein desquels elles sont insérées qu’il s’agit. Pour le dire autrement, c’est de nouvelles manières d’habiter le monde dont traitent les communs. En cela, quoique dans leur enfance et souvent encore de manière balbutiante, les communs constituent, dans leur principe même, des éléments centraux de réponses à apporter aux défis que pose l’entrée dans l’anthropocène.
Ensuite dans l’exigence qui les anime d’assurer la plus grande égalité et équité possible, dans ce qu’ils portent déjà de la modification des relations qui se nouent en leur sein, comme dans le souci de rendre possible l’accès au plus grand nombre, les communs sont l’instrument de cette révolution citoyenne dont tout montre qu’elle est aujourd’hui une aspiration mondialement portée.
Certes, il ne s’agit encore dans les communs tels qu’ils sont et que nous pouvons les observer et les décrire, des premiers essais, des premiers pas, mais c’est bien l’écriture d’un nouveau récit, le narratif d’un monde différent vers lequel aller, qui cherche à s’affirmer là.
Contribuer à l’élaboration de ce récit, faire apparaître les liens intimes, mais souvent cachés, entre groupes et initiatives, montrer, au-delà des spécificités, l’unité de la perspective du projet : telle est la tâche ultime que se fixe EnCommuns. Oui il s’agira ici, pour nous-mêmes comme pour tous ceux qui nous accompagnerons, de montrer, à travers ce qui est déjà en marche, qu’un autre chemin est possible.
Pour citer cet article : Coriat, B. Vercher-Chaptal, C. Orsi, F. Broca, S. 2024. Éditorial - Une voix pour les communs. Encommuns, mis en ligne le 22 mai 2024. https://www.encommuns.net/articles/2024-05-22-editorial-une-voix-pour-les-communs/
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