Depuis une dizaine d’années deux catégories de difficultés concernant les médicaments ont émergés dans les pays occidentaux, et notamment en France, comme problèmes politiques, c’est-à-dire comme des problèmes sur lesquels se mobilise l’attention de l’opinion publique et à partir desquels sont interrogées les politiques publiques. Il s’agit d’une part, d’une pression croissante qui s’exerce sur la prescription de médicaments en raison de prix très à extrêmement élevés : traitements contre l’hépatite C, contre des cancers ou des maladies rares. D’autre part, l’existence permanente de pénuries ou d’irrégularités d’approvisionnement de médicaments, notamment de médicaments anciens, mais cependant très utiles au sein de l’arsenal thérapeutique : anesthésiants, anti-douleurs, antibiotiques, etc.
En France, la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) posait dès 2015 dans son rapport annuel que : « [l]’arrivée des nouveaux traitements de l’hépatite C a provoqué une onde de choc dans tous les systèmes de santé. Pour la première fois, la question de l’accès à l’innovation médicamenteuse s’est posée non pas pour des pays en développement ou émergents, mais pour les pays les plus riches »1. Ce qui était perçu jusque-là comme des difficultés d’accès spécifiques à la situation économique de pays dits « pauvres » (pays « en développement », pays « moins avancés », etc.) devient un problème politique dans les pays dits « riches ». Depuis, les difficultés face aux prix trop élevés de médicaments nouveaux se sont fortement multipliées et ont fait les gros titres des médias.
D’après la Cour des comptes, le cancer, qui est la pathologie la plus onéreuse pour le système de santé, coûte 22,5 milliards d’euros en 2021, soit 12,1 % des dépenses d’assurance maladie. Les dépenses de médicaments innovants anti-cancéreux délivrés à l’hôpital et inscrits sur la « liste en sus »2 ont connu une forte augmentation, soit 3,3 milliards d’euros en 2018 et 5,9 milliards d’euros en 20223. Selon la caisse nationale d’assurance maladie, le coût moyen d’un traitement anti-cancéreux est de 14 580 euros par anoitactuellement le plus élevé derrière l’insuffisance rénale chronique terminale (40 086 euros). Ce coût des médicaments anti-cancéreux présente de fortes disparités : pour les dix molécules les plus courantes, les montants varient de 3 000 € à 27 500 € annuels. Certains médicaments dépassent largement ces montants : le pembrolizumab coûte 72 000 € par patient·e et par an4 ; la perfusion unique de CAR-T5 qui se fait en hôpital coûte, elle, de 300 000 à 400 000 € par patient.e.
Le cas du Sovaldi, un traitement contre l’hépatite C, a ouvert les débats sur le prix des médicaments dit « innovants » il y a 10 ans. Facturé 41 000 € en France, ce traitement a conduit à 1,1 milliard d’euros de dépenses en un an de commercialisation (2014), selon le Collectif inter-associatif sur la santé (CISS) depuis devenu France Asso Santé (FAS).
Dans le cas des maladies contre des pathologies dites rares, les prix sont encore plus extrêmes. En 2019, en France, le Zolgensma du laboratoire suisse Novartis était commercialisé à 1,9 million d’euros l’injection par patient·e6. En 2022, le prix du Hemgenix, un traitement de l'hémophilie B du laboratoire CSL Behring, était fixé à 3,4 millions d’euros aux États-Unis. En 2024, le Lenmeldy, traitement contre la leucodystrophie métachromatique, développé par la biotech Orchard Therapeutics, dépassait les 4 millions d’euros.
À l’autre bout du spectre, sur le front des pénuries, les difficultés vont aussi croissantes. La question a émergé médiatiquement en pleine pandémie de COVID-19, mais le problème est plus profond, plus ancien. L'Agence de sécurité du médicament (ANSM) a indiqué, en janvier 2024, avoir enregistré 4 925 signalements de ruptures de stocks et de risques de rupture sur l'année précédente, avec une hausse de 30,9 % par rapport à 2022 (3761), et qui a un doublement par rapport à 2021 (2160). Parmi les causes explicatives de cette situation, l’ANSM liste : « difficultés survenues lors de la fabrication des matières premières ou des produits finis, défauts de qualité sur les médicaments, capacité de production insuffisante, morcellement des étapes de fabrication… ».7
En 2023, 37 % des personnes en France ont déclaré avoir été confrontés à des pénuries de médicaments. Toutes les classes thérapeutiques sont concernées, mais le phénomène affecte surtout les médicaments anciens. Ces difficultés d’accès ont un impact sur les patient·es, qui peuvent conduire à des pertes de chance pour les malades. Elles influent aussi sur l’exercice des professionnel·les de santé, et peuvent accroitre les risques d’erreurs.
La proportion de médicaments consommés en France et qui y est produite est aujourd’hui de moins d’un tiers. Plusieurs décennies de délocalisation ont conduit à ce que la France comme l’Europe perdent beaucoup de leurs capacités de production et soient très dépendantes d’importations. De plus, la forte rentabilité des produits innovants oriente les capacités de production industrielle vers ces produits, ce qui va avec un désengagement dans la production de médicaments plus anciens, ayant de plus faibles niveaux de rentabilité, notamment parce qu’ils ne sont plus sous monopole (brevets et autres exclusivité de marché). Jusqu’à 70 % des déclarations de rupture de stock de médicaments concernent des produits dont l’autorisation de mise sur le marché (AMM) a été octroyée il y a plus de dix ans8.
L’évolution de l’industrie pharmaceutique a, en effet, entraîné une concentration de la production, parfois sur seulement quelques sites en Inde ou en Chine, pour la matière première ou même pour les produits finis. Dans ce contexte de production en flux tendu, globalisée puisque la vente des produits est ventilée à l’échelle de la planète, l’approvisionnement est fragilisé par différents facteurs : arrêts de production, ponctuels ou prolongés, ou augmentations de la demande, ponctuelles ou tendancielles.