Tanguy Martin
Agronome
L'agronome Tanguy Martin montre dans cet article comment notre système alimentaire dépend d'une technostructure : le complexe agro-alimentaire industriel construit par des années de néolibéralisme agricole. Tout en soulignant les difficultés considérables d'une transition vers des formes écologiques et paysannes, il invite à démanteler les exploitations agricoles industrialisées et à porter d'autres récits du monde agricole, autour des communs.
« Nous nous opposons à la vision technocratique du démantèlement […] sous couvert de "transition écologique". Le capitalisme n’a pas besoin de nous pour démanteler et délocaliser des pans entiers de l’industrie, il le fait déjà. Pour nous démanteler ne signifie pas faire table rase. C’est un processus qui, toujours de manière située, avec les habitant·es et les travailleurs·es, défait des structures et transforme leur usage et fonction. »
Les Soulèvements de la terre, Premières secousses, Paris, La Fabrique, 2024
S’extraire du trou noir du capitalisme1 et de sa force d’attraction demande un art consommé de la navigation2. Pour cela, le sociologue Erik Olin Wright nous propose de suivre quelques boussoles3 : l’égalité articulée à l’équité, la démocratie articulée à la liberté, la communauté articulée à la solidarité. Ces boussoles doivent nous permettre d’orienter nos vaisseaux, qu’il a baptisés utopies réelles4, sur le chemin de l’émancipation.
Depuis 2019, avec d’autres camarades5, nous avons commencé à construire un de ces navires : le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation6. Sans m’appesantir trop sur son principe, disons qu’il s’agit de socialiser et de démocratiser notre alimentation pour en faire un commun7. Mais dès que nous avons un peu approfondi notre travail militant, force nous a été de constater que notre système alimentaire actuel n’est pas uniquement englué dans des systèmes oppressifs, il est aussi ancré dans la terre. Ainsi, décider démocratiquement de notre alimentation ne nécessite pas seulement de vaincre ces systèmes oppressifs et d’instituer des droits, taches déjà herculéennes. Il implique aussi littéralement de soulever des montagnes… de bitume, de béton, d’acier et de plastique, c’est-à-dire les tonnes de matière qui constituent la technostructure du complexe agro-alimentaire industriel et qui maillent densément nos paysages alimentaires.
Je vous propose d’envisager l’ampleur de cette tâche en commençant par montrer ce qu’il faut démanteler au niveau de la production agricole en France hexagonale. Dans un article suivant, qui répondra à celui que vous êtes en train de lire, je montrerai ce qui est concrètement à l’œuvre aujourd’hui en France et ce qu’il nous reste à faire pour espérer accomplir ce démantèlement.
Avant de soulever des montagnes, je vous propose une petite histoire qui permettra de mieux cerner la question. Nous sommes à la rentrée 2022 : stupeur dans la Vienne ! La Société d’aménagement foncier et d’établissement rural locale, plus connue sous l’acronyme de Safer, annonce la vente d’une exploitation agricole de 2121 hectares, sur laquelle travaillent un agriculteur et 11 équivalents temps plein salariés. Les services de l’État en région Nouvelle Aquitaine considèrent qu’une ferme8 de 90 hectares suffit à faire vivre un·e agriculteur·rice, et qu’elle est excessivement grosse au-delà de 180 hectares par personne y travaillant9. C’est pourquoi certain·es observateur·rices parlent rapidement d’une « mégaferme ». Le président de la Fédération national des Safer va même jusqu’à parler à la radio de « début d’accaparement de terres »10. Entendons-nous bien, la stupeur n’est pas relative à la taille de la ferme. Les habitué·es du paysage agricole des plaines du centre de l’hexagone savent que de telles fermes existent, celleux qui ont lu le recensement agricole de 2020 ou le Nouveau capitalisme agricole, coordonné en 2017 par François Purseigle, Geneviève Nguyen et Pierre Blanc aussi11. Mais ces mégafermes se constituent et se vendent de manière cachée, via des montages juridiques invisibles au commun des mortels et même à l’administration publique française, pourtant réputée être l’une des plus efficaces au monde en matière d’observation foncière agricole. C’est donc la transparence de l’opération qui émeut la campagne autour de Poitiers. Et nous ne sommes pas au bout de nos émotions.
Le propriétaire de cette mégaferme a eu un accident et doit la vendre en urgence. Il a confié cette tâche à la Safer Nouvelle-Aquitaine. Ainsi quiconque disposant de la modeste somme de 10,4 millions d’euros a pu déposer sa candidature en cette fin d’été 2022. Ne vous méprenez pas cependant, il ne s’agit pas de devenir propriétaire terrien. Le capitalisme a réalisé ici son œuvre d’abstraction : la propriété des biens physiques se dissout dans la propriété d’actifs12. Ce qui est à vendre est une société commerciale, dite « holding ». Cela veut dire qu’elle possède en cascade d’autres sociétés, à commencer par 12 sociétés civiles d’exploitations qui, cumulativement, louent les 2121 hectares de terres céréalières, dont un tiers est irrigable.
Le statut de la location des terres agricoles, dit du « fermage », est protecteur des locataires. Il garantit à ces sociétés un accès à la terre tant qu’elles existent en tant que personnes morales, et que le propriétaire-bailleur ne souhaite pas devenir lui-même agriculteur. Le tout pour un loyer très modique comparé aux autres secteurs de la location immobilière. De plus, il est illégal de vendre son droit au bail rural, c’est un droit non marchand ! Mais alors comment expliquer que la mégaferme vaille 10,4 millions d’euros ? Au-delà du droit d’accès aux terres, a priori non monnayable, la holding contrôle des sociétés possédant aussi des silos pouvant accueillir 16 000 tonnes de grain, les bâtiments techniques nécessaires pour cultiver cette surface prodigieuse et deux maisons d’habitation. Elle a également des participations dans des projets photovoltaïques et une unité de méthanisation, qui fournit en gaz les bus de la ville de Poitiers. Enfin, les 12 exploitations possédées par la holding ont constitué ensemble une coopérative d’utilisation du matériel agricole ainsi qu’un groupement d’employeurs pour se partager le matériel et la main d’œuvre. Ainsi, la propriété de la mégaferme sous forme de holding, peut-être regardée comme une intrication de droits d’accès à des ressources productives – certaines très matérielles, d’autres totalement immatérielles – en passant par la propriété privée, mais aussi d’autres contrats ou droits qui ne relèvent pas à proprement parler de la propriété au sens du Code civil.
Par ailleurs, nul besoin de dire que, derrière le mince vernis des énergies renouvelables, le modèle agricole de cette mégaferme est industriel. Il ne s’embarrasse pas de coopération avec le vivant. La mégaferme ne produit rien pour l’alimentation locale. Écouler le volume de grain qu’elle produit n’est possible que sur les marchés internationaux. Coup de bol, le port céréalier de La Rochelle13 n’est pas si loin.
Quoi qu’on pense de la Safer, ses objectifs sont fixés dans la loi et elle doit privilégier les acheteur·ses qui répondent notamment à l’objectif d’installation agricole. C’est pourquoi dans un premier temps le syndicat local de la Confédération paysanne a imaginé un projet permettant de rediviser la mégaferme en … fermes créant de l’emploi et adoptant des pratiques plus nourricières, si ce n’est plus écologiques, aux portes de Poitiers. Las, l’annonce de la Safer comporte une petite mention indiquant que la vente doit se faire en une unité indivisible. Au final, l’heureux attributaire de la mégaferme est une société composée de deux agriculteurs de l’Eure, exploitant déjà des centaines d’hectares en Normandie, associés à un entrepreneur dont le CV sur internet indique une expérience de gestion dans une ferme de 35 000 hectares à l’étranger.
Un communiqué de la Safer, ultérieur à la vente14, justifiera cette attribution et l’indivisibilité de la ferme en disant « [qu’après] étude approfondie, le démantèlement du groupe sociétaire s’est avéré impossible en l’état pour des raisons économiques, financières, de préservation de l’emploi et de capacité de conduite d’une telle exploitation ». Lors d’une communication orale, un cadre de la Safer Nouvelle-Aquitaine affirme que le démantèlement aurait coûté environ 5 millions d’euros, notamment en plus-value fiscale, une partie du matériel technique étant amorti mais gardant une valeur marchande en cas de revente au détail des actifs de la CUMA.
Ainsi, tous les objectifs de politiques publiques sur l’agriculture et l’alimentation ont été bafoués dans cette transaction : triple performance (sociale, économique et environnementale) de l’agriculture, souveraineté alimentaire, Politique agricole commune (PAC), Plan national de l’alimentation, Plan national nutrition santé, politique des structures (contrôle de la taille des exploitations), ainsi que la plupart des objectifs détaillés dans l’article 1 du Code rural.
Quelle impuissance, alors que le contrôle public et syndical de l’accès aux terres en France est célébré dans le monde, y compris par des organisations radicales comme le syndicat international paysan Via Campesina, comme un des plus efficaces. Des organisations françaises comme Agter, les Amis de la Terre, La Confédération Paysanne et Terre de Liens ne s’y sont pas résolus et regrettent qu’un plan de reprise avec la Métropole du Grand Poitiers n’ait pas été explorée. Cette dernière mettait alors en œuvre son Projet alimentaire territorial. Aurait-elle été prête à prendre à sa charge tout ou partie de la moins-value de 5 millions d’euros ? Peut-être pas, mais à ma connaissance, la question ne lui a pas été posée.
La formulation du communiqué de la Safer a l’air anodine, mais elle contient une des tragédies de notre monde : il est trop tard pour bifurquer, il n’y a plus d’alternative. Nous serions condamné·es à gérer la catastrophe, sans remédiation possible, et à ne pouvoir tirer que sur un frein d’urgence déjà usé, qui ralentirait au niveau d’un hypothétique « moins pire ». C’est exactement ce que les dirigeants de la Safer diront par la suite : il valait mieux que l’opération passe par leur contrôle, ce qui a au moins permis d’en avoir connaissance, plutôt qu’elle soit masquée. Personne ne semblait assez solvable pour changer de cap. Et cet exemple n’est malheureusement qu’un arbre dans la forêt de nos malheurs.
Si les fermes de 2000 hectares ne sont pas légions en France, l’exemple ci-dessus n’est pas anecdotique. Il s’inscrit dans une tendance lourde de croissance matérielle et économique des fermes. En France, les fermes se capitalisent. Le capital immobilisé (matériel, bâtiments et foncier) est passé de 173 000 € à 275 000 € par ferme entre 2000 et 2020, le double de tout autre profession15. Cela est concomitant avec une concentration des terres, qui débouche désormais de plus en plus sur leur accaparement. Ainsi, la surface moyenne d’une ferme en France est passée de 15 hectares en 1960 à 42 en 2000, et 69 en 2020. Sur ces mêmes 60 années, la population agricole est passée d’environ un tiers de la population active à moins de 3 %. Dans les champs, le travail vivant des humains et des autres qu’humains16, domestiques ou sauvages, est remplacé par le travail mort des machines et de la chimie industrielle. Les gains de productivité, induits par cette substitution du travail vivant par le travail mort, entraînent une baisse des prix à la production qui, en cascade, provoque une diminution de la valeur ajoutée et des revenus produits sur les fermes. Tout cela amorce un cercle vicieux, qui entretient la baisse du nombre de travailleurs·ses de la terre17.
Le nom des fermes dans le Code rural, et dans la bouche de nombre de syndicalistes agricoles, est devenu : l’exploitation agricole. Ces exploitations évoluent dans un néolibéralisme agricole où les stratégies d’action sont déterminées par les possibilités d’accumulation du capital, elle-même facilitée par les actions de la puissance publique. On peut détailler ici certaines des plus importantes. Les aides de la PAC, distribuées en grande majorité proportionnellement à la surface des fermes, incitent leurs dirigeant·es à s’agrandir sans limite pour capter cette rente administrative, sans aucune réelle contrepartie d’engagement pour l’intérêt général. L’agriculture hexagonale produisant peu de valeur ajoutée par unité de surface, les exploitations s’agrandissent pour produire plus, d’autant plus que les rendements de l’agriculture industrielle stagnent ; ce qui ne va pas s’arranger avec le réchauffement climatique. Enfin, une grande partie des agriculteur·rices a abandonné l’idée d’une protection sociale solidaire et généralisée face à l’incurie de la Mutualité sociale agricole (MSA), additionnée au refus corporatiste de l’intégrer au Régime général de la Sécurité sociale18. La MSA gère les pensions de retraite de plus d’un million et demi de personnes, payées par les cotisations d’environ 500 000 travaileur·ses. Ainsi, la capitalisation sur l’immobilier (terres ou bâtiments) et le matériel des fermes vise aussi une épargne en vue de la prise de retraite. On peut l’analyser comme une forme de « comptabilité inversée » : le prix de la ferme est défini par les besoins du vendeur et non pas par la somme des valeurs des actifs qui la compose19.
Une stratégie risquée, nous y reviendrons. Il en découle que la rémunération du travail indépendant des agriculteur·rices passe par deux cycles économiques distincts :
d’un côté, la vente de denrées agricoles sur des cycles de production de quelques mois à quelques années ;
de l’autre, la vente de la ferme en fin de carrière agricole.
Ainsi, les agriculteur·rices produisent autant des denrées agricoles que des fermes pour se rémunérer. Les fermes sont à la fois des outils de production agricole et des marchandises à part entière. Par la suite, je distinguerai ces deux fonctions économiques des fermes par les termes « ferme-outil » et « ferme-marchandise ». On peut noter que la fonction de ferme marchandise est encouragée par l’État, qui exonère fiscalement une part importante des plus-values professionnelles liées à la vente des fermes20.
Une ferme peut être constituée de terres, plus ou moins équipées (en irrigation, drainage, chemins), bâtiments techniques et/ou d’habitation, de matériel et d’outils, de stock de denrées produites, de semences ou de produits chimiques, mais aussi de biens immatériels comme des droits à produire ou à subventions, des contrats, des marques ou encore une clientèle lorsqu’elle vend en direct. Pour ce qui concerne le foncier (terres et/ou bâtiments), la ferme, comprise comme unité de production, n’est pas toujours propriétaire de tout. Ainsi 60 % des terres agricoles hexagonales sont louées et une ferme est en moyenne confrontée à 14 propriétaires bailleurs différents. Néanmoins, les terres supportant des bâtiments sont encore le plus souvent en propriété des fermes ou de leurs associé·es exploitant·es21. Comme on l’a vu dans l’exemple de la Vienne, ce qui compte au final n’est pas tant la propriété formelle, mais l’articulation et la sécurisation de différents droits d’accès22 aux ressources productives acquises à une ferme sous forme sociétaire : ce que F. Purseigle et G. Nguyen appellent des « fermes à l’allure de firme »23, et que j’appellerai par la suite « ferme-firme ».
Aujourd’hui en France, les acquisitions de larges surfaces de terres, et a fortiori les accaparements de terres, passent par la vente de fermes, le plus souvent constituées en sociétés. La terre est de moins en moins une simple marchandise qui s’échange sur un marché foncier des terres, nues ou bâties, mais un actif parmi d’autres dans des fermes-firmes. Après avoir été privatisées et marchandisées via l’avènement de la propriété moderne dans le Code civil de 1804, les terres sont désormais financiarisées. Ce processus juridique d’abstraction et de réduction de la terre aux besoins de l’économie capitaliste s’accompagne d’un changement symbolique fort : une désacralisation de la terre. Dans notre société, il est désormais possible en droit et acceptable moralement de détruire la terre, ou du moins de réduire drastiquement le nombre et la qualité des relations écologiques qui s’y nouent et la caractérisent comme un écosystème capable de perdurer. Cela résulte d’un changement radical du rapport à la terre de celleux qui la travaille. Là où les paysan·nes la considéraient comme leur milieu de vie, elle est devenue pour une majeure partie des agriculteur·rices un simple outil de production. Cette séparation des humains de la terre a été rendue possible, entre autres, par le développement d’une agronomie réductionniste24, dévalorisant les savoirs paysans. Cette dernière réduit la terre à quelques propriétés techniques quantifiables, comme sa teneur en azote, potasse et phosphore (les fameux NPK), passant par pertes et profits les innombrables relations écologiques qui s’y nouent.
Mais la marchandisation et la financiarisation des terres ne sont pas qu’une question de droit ou de symbole, elles ont des implications profondément matérielles. L’agriculture capitaliste dans sa forme industrielle actuelle métabolise la terre. À l’inverse du ver de terre qui rend la terre plus « riche » après en avoir fait son festin, la modernisation de l’agriculture stérilise les terres au fur et à mesure qu’elle s’y étend. Elle y incorpore de plus en plus de sable ou de calcaire modifiant ses propriétés physico-chimiques ; de produits chimiques de synthèse biocides ou fertilisants ; de béton, de bitume, de métaux et des plastiques équipant les sols pour en faire des bâtiments, des retenues d’eau, des silos, du drainage, etc. ; d’êtres vivants domestiques, du bétail aux micro-organismes en passant par des végétaux, sélectionnés par la main humaine, et parfois via l’ingénierie génétique. Autant d’éléments qui réduisent la terre à une seule fonction productive, au sens marxiste étroit d’outil qui va servir de support à la production de (sur)valeur (économique) destinée à être accumulée, et qui en exclut toute vie, humaine ou non, qui ne répond pas à cette destinée25.
Les êtres vivants peuvent modifier radicalement leurs milieux de vie. C’est ainsi que des organismes marins ont transformé notre atmosphère en y concentrant l’oxygène qui régale aujourd’hui nos poumons. De nombreuses sociétés humaines ont aussi coévolué avec leur milieu dans des processus d’équilibre dynamique des écosystèmes26. Si ces processus ont largement modifié la biosphère et la géosphère, ils n’ont jamais mis en péril l’existence de la vie à l’échelle planétaire. Ainsi, autant que nous le sachions, aucune communauté biotique avec ou sans humains, n’a agi à la manière extractiviste des sociétés capitalistes qui amènent la Terre à tutoyer ses limites planétaires27, ce que l’on peut qualifier d’entrée dans l’ère géologique du capitalocène28.
Comme l’a décrit Gramsci dans ses Carnets de prison entre 1928 et 1937, le système capitaliste est hégémonique. Là où il règne, il impose l’idéologie et les valeurs du bloc social dominant, celui des détenteur·ces des capitaux et de leurs affidé·es. Cette hégémonie n’est pas qu’idéelle, elle affecte matériellement les natures humaines et autres qu’humaines. Dans sa phase néolibérale, l’hégémonie capitaliste est traversée de crises qui tendent à s’exacerber à travers des contradictions sociales humaines, mais aussi, et de plus en plus écologiques ; c’est-à-dire élargies aux écosystèmes dans lesquels s’intègrent ces sociétés humaines. Cela ouvre des brèches à la constitution de blocs sociaux contre-hégémoniques qui envisagent une sortie du capitalisme et de son monde. L’une de ces contre-hégémonies29 se regroupe autour du récit des communs et de la démocratie30. On peut la nommer communiste, même si ce terme a du mal à se remettre de son dévoiement « réaliste » au cours du XXe siècle31, et que certaines personnes inscrites dans ce récit des communs se refusent à l’adopter.
Déclinée dans le secteur de la production agricole française au XXIe siècle, l’hégémonie capitaliste produit une agriculture industrielle, caractérisée par un processus de fuite en avant technologique appelée « modernisation agricole »32. La contre-hégémonie agricole peut quant à elle être qualifiée d’agroécologie paysanne. Il existe bien d’autres manières pour des sociétés humaines de se relier à la terre afin de produire leur subsistance, mais ce sont là les deux principales dans notre contexte historique et géographique hexagonal. Le conflit entre ces deux manières de se relier à la terre se joue notamment dans la sphère économique.
Dans notre société capitaliste, la valeur d’échange d’une marchandise n’est pas seulement liée à un usage potentiel à un instant T lorsqu’elle est vendue, mais aussi consignée en face d’un actif au bilan de l’entreprise, comprise comme unité de production économique. C’est le cas des bien matériels supports de l’activité agricole, qu’ils soient mobiliers (tracteurs, outils, etc.) ou immobiliers (bâtiments techniques ou logement de fonction). Il peut y avoir une contradiction entre valoriser économiquement la ferme-outil, support de production de marchandises agricoles, et valoriser la ferme-marchandise (elle-même). Le capital productif investi dans une ferme-outil insérée dans les filières agro-industrielles ne peut se réaliser complètement, lors de la vente de la ferme-marchandise, que si son acheteur poursuit cette orientation agro-industrielle, c’est-à-dire sa modernisation dans l’hégémonie agro-industrielle. C’est pourquoi la question de l’endettement pour l’acquisition de la ferme est déterminante : lorsque la durée d’une carrière agricole ne suffit plus à rembourser l’emprunt contracté au démarrage, alors seule une entité économique dont la durée d’existence dépasse une carrière humaine peut racheter la ferme en fin de carrière de l’aspirant·e à la retraite.
Cependant, deux phénomènes au moins viennent mettre en péril cette prolongation du modèle agro-industriel financiarisé : la pression des conditions géophysique et écologique (raréfaction des ressources, dérèglements climatique et hydrologique, effondrement de la biodiversité, etc.) et l’évolution interne de ce modèle agricole (cycles technologiques de plus en plus courts). D’ailleurs, ces pressions sont en partie interdépendantes. Par exemple, l’agriculture industrielle contribue massivement au dérèglement climatique et cherche face à ses effets des solutions technologiques, pas forcément moins émettrices, et certainement plus écocidaires encore. Quoi qu’il en soit, les fermes industrielles peuvent se révéler être des actifs économiques à risque si le rythme d’adaptation qui s’impose à elles est plus rapide que leur capacité à amortir économiquement l’adaptation précédente33.
Ces dernières décennies, les activités agricoles ont régulièrement nécessité des mises aux normes et des investissements pour rester compétitives, alors que les marchés se sont révélés particulièrement volatils et que le travail qu’elles impliquent, ses fortes astreintes et, dans une partie des cas, sa faible rémunération attirent de moins en moins de reprenneur·ses. Ainsi, de plus en plus de fermes ne se modernisent pas assez vite pour être valorisées économiquement dans le modèle agro-industriel34. Dans le langage de l’économie dominante, les investissements immobilisés sur ces fermes sont des « actifs échoués », ils n’ont plus de valeur productive et leur remplacement ou mise à niveau serait une charge pure pour la personne reprenant la ferme. C’est particulièrement le cas des bâtiments d’élevage. Selon l’Institute for climate economics (I4CE) les actifs à risque, c’est-à-dire susceptibles d’échouer, représenteraient quelques centaines de millions d’euros par an sur 10 ans pour l’élevage en France35.
Ces fermes à la valeur troublée ne sont pas pour autant faciles à faire bifurquer vers l’agroécologie paysanne. En effet, les usages agroécologiques nécessitent de restructurer ces fermes, notamment pour les déspécialiser et parfois simplement pour détruire des équipements devenus inutiles. C’est le cas des silos à grain de la mégaferme de la Vienne, qui auraient été inutiles en cas de retour à une activité à taille humaine et écologique. Les fermes agroécologiques nécessitent en général un équipement matériel moindre que les fermes industrielles. Leur économie est donc plus basée sur la valeur produite par le travail humain utilisant la ferme-outil et moins sur la revente de la ferme-marchandise. De plus, le revenu de ces fermes contre-hégémoniques est lié à une production plus faible en volume que pour l’agro-industrie, mais mieux valorisée, c’est-à-dire avec des marges plus importantes par unité de produit, de surface ou de main d’œuvre.
Dans cette économie de la qualité, absorber, amortir, voire déconstruire des actifs industrialisés, « improductifs » dans un paradigme paysan, nécessite des moyens humains et économiques importants. Cela peut même remettre en cause la possibilité de se verser un revenu. Les charges liées à la reprise des fermes constituées d’actifs échoués restent toujours plus faciles à supporter pour les fermes industrialisées les plus performantes, ce qui bloque les possibilités de transition entre modèles agricoles et favorise la concentration foncière. Il est assez logique que les fermes relevant du modèle hégémonique se retrouvent avantagées, dans leur propre paradigme hégémonique, face à des fermes contre-hégémoniques.
De plus, même si de moins en moins d’enfants issus des familles d’agriculteurs désirent exercer ce métier, les transmissions de ferme dans les familles bénéficient de conditions avantageuses, notamment économiques, par rapport aux transmissions hors cadre familial. Même si l’on a le droit de s’opposer à ses parents, ces transmissions de ferme dans le cadre familial ont plus de chance de se faire en prolongation du modèle hégémonique déjà en place.
Au-delà des questions économique et sociale, tout cela a des implications écologiques désastreuses : simplification des systèmes de production, extractivismes, technologies polluantes, soit une augmentation des effets négatifs provoqués par l’agriculture, directement ou indirectement, et supportés par les sociétés humaines et les écosystèmes qui les abritent.
Droits réservés : Trajectoires d’usage possibles pour un actif agricole (I4CE)
La remobilisation d’une ferme agro-industrielle pour d’autres usages plus écologiques et paysans implique donc des coûts de transition potentiellement impossibles à supporter par le marché, c’est-à-dire à payer via les revenus agricoles issus de la vente de denrées et services agricoles ou de la ferme elle-même (en tant que marchandise). La notion d’actif échoué, venue du lexique même de l’économie dominante, ne peut mener qu’à des solutions circonstanciées et de court terme : accepter que ces fermes, et leurs exploitant·es, ont échoué dans la compétition du marché, ou demander à la puissance publique de prendre en charge les coûts sociétaux générés par ces échecs, c’est-à-dire pallier les déficiences du marché (pas encore assez pur et parfait au goût des suppôts de la main invisible). Cela peut s’avérer salutaire à très court terme. Mais dans tous les cas, cela revient à traiter les symptômes et non les causes. Il peut y avoir une certaine justice sociale dans l’idée de refinancer les retraites des éleveur·ses qui n’arrivent pas à valoriser leur ferme-marchandise modernisée, d’autant que cette modernisation résulte d’incitations massives de la puissance publique sur des décennies. Mais cela ne nous dit pas comment réorienter les productions animales, de plus en plus hors-sol, pour les faire atterrir dans l’élevage paysan.
Il faut donc proposer une analyse et des concepts externes au capitalisme pour appréhender quoi faire. Il se trouve que la contre-hégémonie des communs a produit la notion de « commun négatif » qui pourrait-être utile ici. Ces communs négatifs répondent bien à la définition de communs : une ressource matérielle ou immatérielle qui est jugée assez importante par une société humaine pour décider que ses règles d’accès et d’usage de la ressource doivent être définies démocratiquement au sein d’une communauté responsable. Mais au contraire de la plupart des communs mis en avant, les communs négatifs ont la particularité d’avoir des effets nocifs. Ainsi, à l’inverse de la terre que nous voudrions instituer en commun et préserver, pour un commun négatif, par exemple une centrale nucléaire ou une construction en fibrociment amianté, sa préservation et celle des fonctions sociales ou écosystémiques qui y sont associées n’est pas recherchée. Par ailleurs, ce qui est souvent désigné ainsi n’est qu’un commun potentiel, en attente d’être institué en tant que tel, notamment avec la mise en œuvre d’une gestion démocratique de ses usages. Instituer un commun négatif revient à en hériter et si possible à le clore36. Selon Alexandre Monnin, il existe plusieurs manières de se relier à ces communs particuliers : « vivre avec désormais » ; « vivre avec autrement » ; et « vivre sans »37.
Dans un monde se libérant de l’attraction du trou noir du capitalisme, les exploitations agricoles modernisées, et a fortiori les fermes-firmes, devraient être considérées comme des communs négatifs à instituer. Ce faisant, nous admettrions la nécessité de démanteler leur technostructure, et ainsi de déséquiper la terre pour la rendre en partie à la spontanéité sauvage des natures autres qu’humaines et de l’autre lui rendre sa fonction de support de subsistance.
Cependant, nous savons que la pierre philosophale n’existe pas. Voir se récréer des sols fertiles peut prendre un temps substantiel. Quant à espérer voir un tel sol se refaire sur du béton, c’est illusoire à l’échelle d’une vie humaine dans beaucoup de cas. Les humains, même en coopération avec d’autres forces du vivant, ne savent pas à ce jour « désartificialiser » et « renaturer » la terre, malgré les promesses vendues dans les projets de compensation ou d’après-mine. Aujourd’hui ce que nous savons faire, c’est faire pousser des forêts sur les ruines de ce qui nous gêne, de l’ancienne université de Vincennes, aux anciens villages palestiniens rasés pendant la Nakba38.
Pour reprendre le lexique d’Alexandre Monnin, cette technostructure agricole capitaliste est une technologie zombie. Elle ne s’inscrit pas dans les grands cycles géophysiques, et elle ne peut être recyclée. Ainsi, il faudra donc vivre autrement avec elle et la réorienter vers des usages communistes. Par exemple, nous ne pourrons plus construire là où ce serait le mieux dans l’absolu, mais principalement là où les usages mortifères du capitalisme ont déjà dévitalisé les sols sous le bitume et le béton39. Et les gisements de métaux se trouveront peut-être plus dans les cadavres de ces zombis technologiques que dans les mines écocidaires.
Plus on repousse l’échéance du démantèlement de ces infrastructures, plus il y aura de capital accumulé au bilan des sociétés, plus l’équipement techno-matériel des terres sera lourd, plus les choix de réorientation seront difficiles et nécessiteront des ruptures brutales, même si elles sont salutaires. On voit qu’il ne s’agit pas seulement de réunir l’argent nécessaire pour payer l’ingénierie de démantèlement, mais de changer d’hégémonie. En effet, ce type de choix est impossible dans une société capitaliste, où les activités humaines sont organisées par le marché et non pas par la décision politique démocratique40. Dans l’hégémonie capitaliste, cette capitalisation économique et cette accumulation matérielle sur les terres imprime une trajectoire d’industrialisation, dont la seule fin risque d’être celle des humains, voire du vivant en entier. Et si je propose d’envisager cette transformation écologique et sociale dans une tradition communiste, il ne s’agit pas ici de l’inscrire dans les traces d’un léninisme verdi41, toujours autoritaire, voire technosolutioniste.
Heureusement, aujourd’hui déjà, des militant·es et paysan·nes démantèlent des exploitations agricoles industrialisées. Si la réalisation de leurs utopies réelles est semée d’embûches, il y a certainement beaucoup à apprendre de leurs pratiques pour envisager des démantèlements et réorientations à plus grande échelle et porter des récits positifs et porteurs d’espoir sur la possibilité de l’avènement d’un monde où l’agriculture vise la subsistance commune. C’est à la restitution d’enquêtes sur ce sujet que je vous invite dans un prochain article.
Ce texte et celui qui suivra forment un diptyque d’articles, rédigés suite à une intervention au colloque « Catalyser des mondes : vers un approfondissement des territoires par l’agriculture » du réseau ERPS Espace Rural Projet Spatial, qui s’est tenu à l’école d’Architecture de Paris-Est en mai 2024. Que leurs organisateur·rices, au premier lieu Frédérique Mocquet et Sébastien Marot, soient remercié·es de leur invitation stimulante.
Pour citer cet article : Martin, T. 2025. La transmutation de la terre ferme en ferme-firme : comment le trou noir du capitalisme capture et emprisonne notre système alimentaire. EnCommuns. Article mis en ligne le 1er avril 2025.
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