L’extrême-droite technologique contre la démocratie La Tech sous Trump (1/2)

Cet article est la première partie d'un diptyque consacré au numérique dans le contexte créé par l'élection de D. Trump. Sébastien Broca y revient sur les origines idéologiques de l'extrême-droite technologique, en analysant trois tendances anti-démocratiques (libertarianisme, prométhéisme, néo-fascisme) profondément ancrées au sein de la culture numérique. Il s'arrête aussi sur les éléments matériels qui expliquent le rapprochement entre la Tech et le trumpisme, dans le cadre d'une alliance renouvelée entre l'État américain et les grandes entreprises.

Introduction

Depuis la campagne présidentielle américaine et plus encore depuis l’élection de D. Trump, l’allégeance des grandes entreprises technologiques au nouveau pouvoir se manifeste de manière spectaculaire. À la suite d’Elon Musk, toute une industrie a donné des gages de loyauté au nouvel occupant de la Maison-Blanche et semble, au sein de la configuration géopolitique émergente, plus puissante que jamais. Ce qui s’affirme depuis quelques mois est ainsi une articulation étroite entre le nationalisme autoritaire de l’administration Trump et les intérêts économiques des Big Tech. En témoignent le renoncement de Meta à lutter contre les contenus haineux et la désinformation, les investissements colossaux dans l’IA annoncés par le nouveau président le jour de son investiture, l’abandon par Google de ses garde-fous éthiques, le lien entre la purge de l’État fédéral et l’usage de l’IA ou encore les attaques contre les réglementations en vigueur au sein de l’Union européenne (Digital Services Act, AI Act, Règlement Général sur la Protection des Données, etc.).

Pour de nombreux observateurs de la Silicon Valley, cette nouvelle configuration représente un retournement. Depuis plusieurs années, la Tech est vue comme une industrie progressiste et tolérante, largement acquise au Parti démocrate – ce que le premier mandat de D. Trump, et notamment sa conclusion chaotique lors des émeutes du Capitole, avait paru confirmer. Il semble exister un gouffre entre les élites de la Silicon Valley et le national-populisme de l’Amérique MAGA (Make America Great Again) : d’un côté, une bourgeoisie prospère bénéficiant de la globalisation, ouverte sur le monde, imprégnée de contre-culture, progressiste sur les questions sociétales et préoccupée d’écologie ; de l’autre, une Amérique ravagée par la désindustrialisation, nationaliste, religieuse, socialement et culturellement conservatrice, engluée dans ses dépendances aux industries fossiles. Sur le papier, l’alliance entre ces deux mondes avait tout du mariage de la carpe et du lapin ; d’où l’incrédulité de nombre de ceux qui assistent, depuis quelques mois, à cette union a priori improbable.

Cet article voudrait proposer une lecture différente. La Silicon Valley n’est pas subitement devenue d’extrême-droite, après avoir été progressiste pendant des années. D’une part, les principaux comtés de la Silicon Valley sont restés très majoritairement démocrates lors du scrutin de 2024, même si le vote trumpiste y a progressé. D’autre part, et c’est là l’essentiel, l’actuel « trumpisme » des grands dirigeants de la Tech a en fait des origines anciennes, dont on peut distinguer trois souches : un libertarianisme opposé aux réglementations étatiques ; un prométhéisme refusant toute limite au déploiement technologique ; un néo-fascisme provocateur drapé dans la défense de la liberté d’expression. Si ces trois lignées idéologiques se rejoignent aujourd’hui, c’est notamment en raison des intérêts matériels des entreprises technologiques et du capital-risque : échapper aux politiques antitrust substantiellement durcies sous le mandat de Joe Biden, détricoter les réglementations aux États-Unis et au sein de l’Union européenne, faire financer par l’État le déploiement structurellement déficitaire de l’intelligence artificielle, gagner des contrats fédéraux en matière de défense et de surveillance. Il faut donc comprendre l’essor de l’extrême-droite technologique au regard de tendances idéologiques profondément ancrées, mais aussi de nouvelles opportunités pour des acteurs qui demeurent, avant toute chose, des entités capitalistes.

Le libertarianisme au cœur de l’essor des technologies numériques

Vu depuis la France, le libertarianisme a longtemps représenté une idéologie politique exotique et relativement méconnue ; une sorte de particularisme états-unien considéré avec un peu d’incrédulité dans un pays dont l’étatisme et l’inertie sont proverbiaux (quoique souvent exagérés). Les pensées libertariennes et anarcho-capitalistes – telles qu’elles apparaissent chez des intellectuels comme Friedrich Hayek, Robert Nozick, Murray Rothbard, Ayn Rand et David Friedman – ne se présentent pas, en effet, comme des conservatismes traditionnels. Ce sont des « utopies libérales », au sens où elles appellent à l’émergence d’une société nouvelle, dans laquelle la logique du marché s’imposerait partout.

Ces éléments radicaux et subversifs rencontrent très tôt l’utopie d’Internet, soit l’idée de faire du monde en ligne un espace hors d’atteinte pour le pouvoir de l’État. L’exemple le plus célèbre de cette rencontre est le texte écrit en 1995 par le co-fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, John Perry Barlow : la « Déclaration d’indépendance du cyberespace ». Exaltant l’Internet des pionniers et la capacité des communautés en ligne à s’auto-réguler, l’ancien parolier du groupe The Grateful Dead y demande aux « gouvernements du monde industriel » de renoncer à faire valoir leurs règles de droit sur Internet. Il affirme que les « habitants » du cyberespace n’ont jamais « consenti » au pouvoir des gouvernements, suggérant en creux que les pionniers d’Internet formeraient une sorte de « nation par consentement », au sens où l’anarcho-capitaliste M. Rothbard l’a définie peu auparavant.

Le texte de Barlow s’inscrit dans un contexte où l’essor des technologies numériques donne aux idées libertariennes un nouveau souffle aux États-Unis. Louis Rossetto, le fondateur du magazine Wired (qui devient à cette époque la voix médiatique de la Silicon Valley), fustige l’encadrement étatique du progrès technologique et « les politiques de l’État-Providence qui encouragent le parasitisme […] ». Il rêve à un avenir « démocratique, méritocratique, décentralisé et libertarien ». Quelques mois plus tard, Wired présente la nouvelle « nation numérique » comme « clairement libertarienne », c’est-à-dire comme ayant plus confiance dans le marché et les individus que dans l’État.

Les préceptes libertariens imprègnent aussi une fraction du Parti républicain. Le président de la Chambre des représentants Newt Gingrich voit « l’âge de l’information » comme une promesse d’étendre le marché et les libertés individuelles tout en limitant les « contrôles par l’État ». Ce projet de dérégulation est défendu par la Progress and Freedom Foundation, un think tank financé par de grands acteurs industriels du numérique comme AT&T, Microsoft et Intel. Il est formalisé dès 1994 dans un document intitulé « Cyberspace and the American Dream : A Magna Carta for the Knowledge Age », rédigé par le futurologue Alvin Toffler, la journaliste Esther Dyson, l’ancien conseiller scientifique de R. Reagan George Keyworth et l’investisseur George Gilder. Ce dernier lance par ailleurs en 1996 une newsletter qui fait fureur dans la Silicon Valley. Il cultive aussi son image réactionnaire, attestée par le fait qu’une organisation féministe l’a jadis désigné « cochon machiste de l’année » !

Dès le milieu des années 1990 se noue ainsi une alliance entre les techno-hippies libertaires issus de la contre-culture et certains acteurs économiques et politiques situés à la droite du Parti républicain. C’est ce que certains appelleront l’« idéologie californienne », d’autres le « cyberlibertarianisme ». Cette association en apparence surprenante repose moins sur un malentendu que sur un adversaire commun : la capacité réglementaire de l’État. De nombreux progressistes refusent alors de voir que, derrière un vernis anti-establishment, l’idéologie cyberlibertarienne est profondément anti-démocratique. Il existe en effet une contradiction entre la rhétorique superficiellement « démocratique » de certains libertariens et les implications foncièrement anti-démocratiques des principes qu’ils professent. La valorisation inconditionnelle de l’individu et du libre marché ne peut en effet que remettre en cause la légitimité d’un pouvoir exercé collectivement, apte à contraindre les projets individuels et les acteurs marchands. Derrière la détestation de l’État se découvre la haine de la démocratie. Derrière l’utopie libérale d’une société nouvelle se lit le projet violemment conservateur de « ceux qui ont déjà un pouvoir économique et politique considérable » et souhaitent « empêcher la gouvernance démocratique de limiter ce pouvoir ».

Cette vérité du cyberlibertarianisme est énoncée sans détour dans un ouvrage de 1997, qui aura une grande influence dans la Silicon Valley : The Sovereign Individual. Écrit par l’investisseur en capital-risque James Dale Davidson et le journaliste William Rees-Mogg, il décrit une élite mondiale hyper-mobile et supérieurement intelligente, les « individus souverains », s’émancipant grâce au numérique des contraintes de l’État-nation. Les auteurs reprennent à leur compte les principaux motifs libertariens : l’État comme forme de « banditisme organisé », la démocratie comme « jumeau fraternel du communisme », la liberté économique comme essence de la liberté. Ils dessinent sur ces bases une utopie rétro-futuriste, alliant fantasmes technologiques (cyber-argent crypté, propriétés inviolables) et retour à la géographie politique fragmentée du Moyen Âge. Mentionnant à de nombreuses reprises les écrits de G. Gilder, The Sovereign Individual influence de grandes figures de la Silicon Valley, comme le capital-risqueur Marc Andreessen ou encore l’investisseur et entrepreneur Peter Thiel (qui signera même une préface à la réédition de l’ouvrage) – deux figures centrales de la Tech trumpiste aujourd’hui.

À partir des années 2000, P. Thiel défend ainsi un hyper-capitalisme contrôlé par quelques « individus souverains » cherchant à échapper au pouvoir du demos. Dès 2009, il affirme sans ambages, dans un texte pour le Cato Institute, que liberté et démocratie sont incompatibles et que « la mission des libertariens est de trouver un moyen d’échapper à la politique sous toutes ses formes ». L’objectif est de soustraire une élite libertarienne à toute forme de contrôle démocratique, afin de la protéger de la réglementation, de la fiscalité, du droit du travail, etc. Donald Trump se présente quelques années plus tard comme un instrument crédible pour réaliser ce projet – davantage que l’homme politique libertarien Ron Paul, que P. Thiel a financé par deux fois en pure perte lors des primaires républicaines de 2008 et 2012. En 2016, P. Thiel est ainsi le seul grand patron de la Silicon Valley à soutenir ouvertement le magnat de l’immobilier. Cela lui vaut au cours du premier mandat de D. Trump un rôle de conseiller et d’intermédiaire entre la Maison-Blanche et les dirigeants des Big Tech – et aide son entreprise Palantir à décrocher de lucratifs contrats fédéraux.

Souvent considéré comme un intellectuel (il a été affublé du nom de code « Philosopher » par le FBI et il cite régulièrement l’anthropologue René Girard), P. Thiel s’impose alors comme le centre d’une galaxie libertarienne et réactionnaire. Il finance des entreprises de défense et de surveillance (Anduril, Clearview AI), des organisations et des publications d’extrême-droite (Seasteading Institue, NumbersUSA, American Affairs, Inference, Quillette, le blogueur Curtis Yarvin), ainsi que les campagnes d’hommes politiques républicains alignés sur son agenda idéologique (Kris Kobach, Josh Hawley, J. D. Vance). Bien avant le ralliement d’E. Musk à D. Trump, il structure ainsi un puissant réseau destiné à promouvoir sa vision cyberlibertarienne. Comme le souligne dès 2017 un article de Wired, ses idées sont répandues au sein de la Silicon Valley, mais la plupart des grandes figures de la Tech n’osent pas, à l’époque, les défendre ouvertement.

Les choses vont progressivement changer. Il est à cet égard instructif de s’arrêter sur la trajectoire du développeur et blogueur Curtis Yarvin, aussi connu sous le nom de plume Mencius Moldburg. Dès le milieu des années 2010, ce dernier revendique quelques centaines de milliers de lecteurs et bénéfice d’une audience dans les milieux libertariens de la Silicon Valley. Proche de P. Thiel et de J. D. Vance, il défend une vision « techno-monarchique », ouvertement anti-démocratique, qui radicalise les idées formulées dans The Sovereign Individual. Il appelle ainsi à remplacer les États-nations par un patchwork de micro-États, chacun « gouverné comme une société commerciale, sans tenir compte de l’opinion des résidents ». Sous sa plume, les dystopies cyberpunk deviennent ainsi des principes positifs de philosophie politique ! Dès 2012, il propose aussi de mettre à la retraite tous les employés fédéraux – ce qu’il appelle RAGE, soit « retire all government employees ». Il passe ainsi pour avoir inspiré le programme DOGE d’E. Musk et serait aujourd’hui influent auprès de J. D. Vance. Au-delà, c’est toute la galaxie cyberlibertarienne financée par P. Thiel, qui jouit dorénavant d’un pouvoir idéologique et politique important, comme en témoigne le projet récemment formulé par E. Musk que « la situation par défaut [soit] l’absence de réglementations ».

Un prométhéisme hostile à toute limite

Le rejet des réglementations étatiques s’associe chez de nombreux entrepreneurs de la Silicon Valley à un refus de la notion même de limite, particulièrement lorsqu’il est question d’innovation. Là-encore, les racines de cette attitude intellectuelle sont anciennes. On peut d’une certaine manière la rattacher à l’essence même du projet capitaliste : l’accumulation illimitée grâce à la maîtrise techno-scientifique de la nature. De manière plus spécifique, l’idée de restreindre l’essor des technologies, quelle qu’en soit la raison, a toujours été considérée avec une franche hostilité par les informaticiens, les entrepreneurs de la Tech et même par de nombreux militants des libertés numériques.

Dès les années 1960, l’affirmation de « lois » du développement informatique (la plus célèbre étant la loi de Moore) témoigne d’un imaginaire où toute limite à l’expansion technologique représente une barrière vouée à être renversée par la dynamique « naturelle » du progrès technique. Dans les années 1990, la réglementation par l’État de certaines technologies, comme les algorithmes de chiffrement, fait l’objet de nombreuses contestations aux États-Unis – on parlera par la suite de crypto wars. Le combat pour la déréglementation de la cryptographie associe alors militants des libertés numériques et acteurs de l’industrie informatique, comme IBM et Microsoft. Les premiers entendent se défendre contre la surveillance étatique, les seconds ont besoin d’outils de chiffrement pour développer leurs activités, par exemple pour sécuriser les paiements sur Internet. Par-delà ce qui les distingue, ces différents acteurs veulent libérer les technologies numériques des contraintes politiques, qui pourraient entraver leur développement.

Ce projet adopte au milieu des années 1990 une stratégie rhétorique nouvelle, qui consiste à tracer un rapport d’équivalence entre la liberté d’expression et le libre déploiement des technologies informatiques. C’est ce que saisit l’expression « code is speech », alors mise en avant par différents acteurs économiques et militants. De même qu’en vertu du Premier amendement la liberté d’expression n’est pas censée être limitée par l’État, l’innovation technologique est présentée comme une sorte de nouvelle liberté fondamentale transcendant les décisions démocratiques. Les hackers souhaitent pouvoir « bidouiller » les programmes informatiques librement ; les entreprises technologiques veulent échapper à la régulation de leurs activités. Tous partagent l’idée que l’État – même lorsqu’il agit par le biais de procédures démocratiques – n’a aucune légitimité à limiter l’essor des technologies. Empreints de la conviction que la numérisation est fondamentalement un facteur de progrès, ils « s’opposent à l’idée que des politiques démocratiques devraient gouverner ou réguler le développement des technologies numériques ».

Hostile aux limites politiques, la Silicon Valley est aussi aveugle aux limites physiques. Dès les années 1990 triomphe dans les colonnes de Wired un discours annonçant l’advenue d’un nouveau « monde d’abondance », exaltant le dépassement de l’économie industrielle et occultant toutes les ressources matérielles (énergie, métaux, infrastructures physiques) nécessaires au déploiement du numérique. Cette mythologie est régulièrement réactivée par les personnalités emblématiques de la Silicon Valley. En 2021, le PDG d’OpenAI Sam Altman publie un texte intitulé « La loi de Moore pour tout ». Il y soutient que « le progrès technologique suit une courbe exponentielle », assurant par ailleurs que l’intelligence artificielle fournira une source « “illimitée” d’intelligence et d’énergie ». Dans son « Manifeste techno-optimiste », M. Andreessen surenchérit, affirmant « qu’il faut inscrire l’intelligence et l’énergie dans une boucle de rétroaction positive et les pousser toutes deux à l’infini ». De manière assez « logique », ce refus de toute limite naturelle a pour aboutissement la quête transhumaniste de l’immortalité et la volonté de quitter la Terre pour « coloniser l’univers ».

De tels récits d’hyper-puissance technologique et d’expansion illimitée sont au cœur de l’actuel l’extrême-droite technologique. Cela peut être vu comme la conséquence paradoxale de l’exacerbation de la catastrophe climatique et de ses désordres. Alors que les arguments en faveur d’un changement radical des modes de vie sont désormais difficiles à contester sur une base scientifique, la Tech propose une stratégie du déni, qui s’exprime dans la promesse pseudo-rationnelle d’une fuite en avant technologique. C’est ce que l’historien Johan Chapoutot a récemment appelé l’ « illimitisme » :

« Donald Trump ou Elon Musk proposent la jouissance illimitée et c’est en cela qu’ils sont séduisants. Dans un contexte où la raison prône la limitation et la sobriété, eux offrent la jouissance. On va faire ce qu’on veut. On va se faire plaisir. On va construire d’énormes bagnoles. On va humilier, dévaster, donner dans le gigantisme. […] Moi, Musk, je vais vous proposer quelque chose d’illimité, comme un forfait illimité. On va forer, on va détruire, on va dévaster. Mais, comme je suis un génie, j’ai un plan pour la suite, on va pouvoir partir sur Mars ».

Cette attitude est fondamentalement anti-démocratique. Comme l’a théorisé Cornelius Castoriadis, la démocratie est le régime de l’autolimitation. D’une part, le pouvoir de la majorité des citoyens comporte des garde-fous et est encadré par l’État de droit. D’autre part, la démocratie consiste fondamentalement en l’affirmation d’une capacité collective de décider « qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer ». Elle ne saurait donc « coexister avec une expansion illimitée de quoi que ce soit, fût-ce d’une prétendue rationalité ». L’extrême-droite technologique représente ainsi l’exacerbation d’une course vers l’abîme, en matière écologique et politique.

Un néo-fascisme provocateur

Si le rejet libertarien de l’État et le refus de toute limite ne suffisaient pas à attester des tendances anti-démocratiques qui traversent depuis longtemps la Silicon Valley et certains pans de la culture numérique, il resterait plusieurs autres exemples encore plus explicites de ces tendances. On rappellera tout d’abord que le prix Nobel de physique William Shockley, pionnier de l’industrie des semi-conducteurs dans la Silicon Valley, fut un enthousiaste défenseur de l’eugénisme et de théories racistes sur l’infériorité intellectuelle des Noirs américains.

Plus près de nous, le mouvement cypherpunk – qui joua dans les années 1990 un rôle important pour légaliser les usages de la cryptographie (cf. supra) et compta en son sein plusieurs figures éminentes comme John Gilmore ou Julian Assange – apparaît très tôt comme une caisse de résonance pour des opinions non seulement libertariennes, mais aussi ouvertement fascistes. Sous couvert de liberté d’expression, la liste de discussion cypherpunk héberge à travers les ans nombre de propos négationnistes, complotistes, racistes et misogynes. Souvent considéré comme le fondateur du mouvement, l’ancien ingénieur d’Intel Tim May, caractérise celui-ci de la manière suivante : « Nous sommes nombreux à être explicitement contre la démocratie et nous espérons utiliser le chiffrement pour saper les gouvernements dits démocratiques dans le monde ». Comme le souligne le chercheur David Golumbia, cela fait donc longtemps que « les fascistes numériques sont capables de défendre des causes telles que l’open source, la décentralisation et le chiffrement, en établissant des liens significatifs entre ces causes et leurs idées politiques extrémistes ».

Le néo-fascisme d’une partie de la culture numérique s’exprime par ailleurs souvent sous un jour provocateur, ce qui a longtemps contribué à masquer sa véritable nature. On peut en prendre pour symbole le forum 4chan. Lancé en 2003 sur la base d’échange d’images, il devient au cours des années suivantes l’un des hauts lieux du trolling. Il est réputé pour son fonctionnement très permissif, ses contenus transgressifs et sa culture de l’anonymat. Il s’affirme comme un espace où circulent pêle-mêle pornographie, blagues, provocations plus ou moins douteuses, mais aussi discours ouvertement racistes, antisémites, masculinistes et suprémacistes. Comme le rappelle un article récent du journal Le Monde, sur un forum « "jouer au nazi" est normalisé, on trouve aussi beaucoup d’authentiques nazis ».

Dans les années 2000, 4chan est le berceau de la nébuleuse Anonymous, au sein de laquelle se déploient ensuite aussi bien des collectifs d’hacktivistes ancrés à gauche (par exemple au moment des « printemps arabes »), que des groupes d’extrême-droite, menant des attaques coordonnées et virulentes contre des militantes féministes, des minorités sexuelles et des journalistes. Une figure relativement célèbre de cette frange néo-fasciste est le hacker Andrew Auernheimer, connu sous le pseudonyme weev. Il publie dès la fin des années 2000 des contenus racistes, antisémites et sexistes avant de devenir, après un séjour en prison, le webmestre du site néo-nazi The Daily Stormer, sur lequel il appelle aussi au meurtre des Noirs et des Juifs. Néanmoins, parce que ses propos extrémistes sont enrobés dans la culture provocatrice et pro-liberté d’expression du Web, il bénéficie longtemps d’un traitement médiatique complaisant et même d’appuis parmi les défenseurs des libertés numériques – un pattern qui se répétera, à une autre échelle et avec des conséquences autrement préoccupantes, s’agissant des « provocations » d’E. Musk.

Les intérêts matériels de la Tech

L’actuelle extrême-droite technologique se trouve donc au point de convergences entre trois lignées intellectuelles (libertarianisme, prométhéisme, néo-fascisme), qui ont en commun leur antagonisme fondamental avec les principes d’une société démocratique. Leurs racines sont anciennes au sein de la culture numérique comme dans la Silicon Valley. S’il fait sens du point de vue analytique de distinguer ces trois lignées (ce sont des idéologies singulières, susceptibles d’exister indépendamment les unes des autres), leur séparation a moins de pertinence au plan sociologique. En effet, il est fréquent qu’elles se recoupent et s’amalgament, particulièrement dans les discours de grandes figures de la Tech comme E. Musk, P. Thiel ou M. Andreessen.

Il serait par ailleurs simplificateur de faire de ces idéologies les seuls déterminants du rapprochement entre les entreprises technologiques et le pouvoir trumpiste. Certes, comme j’ai essayé de le montrer, des dispositions à embrasser des projets politiques autoritaires et violemment inégalitaires existent depuis longtemps dans la Silicon Valley. Néanmoins, le fait que ces dispositions s’activent pleinement aujourd’hui et touchent tous les plus grands acteurs économiques du secteur est le fruit d’un contexte économique et politique singulier. Les acteurs capitalistes agissent rarement par pure idéologie. Pour un Peter Thiel, au libertarianisme militant et théoriquement construit, combien de Mark Zuckerberg, dont l’opportunisme semble être la seule boussole politique ? Il ne faut donc pas surestimer le poids des convictions idéologiques, parmi les facteurs qui expliquent le ralliement de la Tech à D. Trump. Comme le souligne avec justesse le sociologue Olivier Alexandre, « la manière dont on pense les idéologies en Europe, comme des systèmes conceptuels extrêmement bien construits, adossés à l’activité des intellectuels, qui viennent armer des parties politiques pour conquérir l’État, ce n’est pas vraiment le mode de représentation [de la Silicon Valley] ». Afin de comprendre l’actuel virage à l’extrême-droite de la Tech, il faut donc faire droit à des considérations « matérielles », pragmatiques et conjoncturelles.

Le mandat de Joe Biden a représenté une rupture dans la relation entre le Parti démocrate et les industries numériques. Alors qu’une étroite proximité entre Washington et la Silicon Valley s’était affirmée durant les présidences de Bill Clinton comme de Barack Obama, l’administration Biden s’est montrée moins accommodante envers les Big Tech. En plaçant Jonathan Kanter et Lina Khan à la tête des deux principales institutions ayant compétence en matière d’antitrust (la division antitrust du Département de la Justice et la Federal Trade Commission, FTC), le président démocrate a changé de ton envers les monopoles de la Tech. Au nom du maintien de la concurrence, les Big Tech ont dû faire face à des poursuites inimaginables dix ans auparavant, tandis que le durcissement par la FTC des règles sur les rachats d’entreprise ont privé le capital-risque d’importantes possibilités d’exit (le rachat d’une start-up par un autre acteur économique permet en général aux investisseurs d’engranger des bénéfices importants relativement à leur mise de départ). L’administration Biden a en outre mis en place des contrôles plus stricts sur les cryptomonnaies (par l’intermédiaire de la Securities and Exchange Commission) et fait passer un décret imposant aux grands fabricants d’IA des obligations en matière de transparence et de sécurité. C’est donc tout un secteur qui, pour la première fois depuis des années, a trouvé quelques raisons de se plaindre d’une administration démocrate et quelques raisons de chercher auprès des Républicains un environnement politique et réglementaire plus propice au maintien de ses profits. De fait, D. Trump a immédiatement cherché à détricoter une grande partie de ce qu’avait mis en place l’administration précédente.

Les commandes publiques, aides diverses et crédits d’impôts, dont profitent nombre d’entreprises technologiques, représentent un autre facteur à prendre en compte. Comme cela a déjà beaucoup été écrit (mais il faut toujours le rappeler), le libertarianisme des grands entrepreneurs de la Silicon Valley a toujours été en partie inconséquent, dans la mesure où leurs entreprises sont souvent abreuvées de fonds fédéraux – particulièrement celles d’E. Musk comme Tesla et SpaceX. L’enjeu principal est en fait de savoir quelles entreprises et quelles franges de la Silicon Valley bénéficieront le plus de ces collaborations avec l’État fédéral. De ce point de vue, l’autoritarisme et le nationalisme xénophobe de D. Trump représentent une promesse alléchante pour un certain type d’entreprises technologiques : celles spécialisées dans les technologies militaires, les outils de surveillance et de sécurité. Il est par conséquent tout à fait cohérent que parmi les entrepreneurs s’étant montré les plus enthousiastes à l’égard du nouveau président figurent nombre de patrons des defense tech ; ceux que le journaliste Sam Biddle a appelé la « classe des guerriers » de la Silicon Valley.

Un autre élément majeur de l’équation politico-économique actuelle est l’absence de rentabilité des investissements colossaux consentis ces dernières années par les Big Tech pour développer les technologies d’IA générative. Les trois leaders du cloud (Amazon, Microsoft et Google), dont les data centers géants dits « hyperscale » sont essentiels au déploiement de l’IA, ont investi près de 1000 milliards de dollars depuis 2018 pour déployer leurs infrastructures. Or malgré le retentissement public du lancement de ChatGPT et – à un degré bien moindre – d’autres outils similaires, il n’existe actuellement pas de modèle économique profitable pour le développement et la commercialisation des technologies en jeu. Comme l’a récemment souligné le journaliste spécialisé Ed Zitron, OpenAI (pourtant le leader indiscutable de ce nouveau « marché ») a perdu 5 milliards de dollars en 2024 et chaque utilisateur supplémentaire, y compris les utilisateurs payants, creuse ses pertes ! Certains estiment pour cette raison que l’IA générative a suscité une bulle spéculative destinée à éclater tôt ou tard, dans la mesure où il n’y a pas de rentabilité en vue à moyen terme pour les principaux acteurs du secteur, y compris pour les Big Tech comme Amazon, Google et Microsoft qui fournissent les infrastructures de calcul. La hausse des taux d’intérêt débutée en 2022 a de surcroît renchéri le coût de l’argent. Il s’agit d’un autre facteur déterminant au sein d’une industrie gourmande en capital, où il est fréquent que s’écoulent plusieurs années entre les investissements consentis et la stabilisation d’un modèle économique rentable.

Dans ce contexte où les besoins de financement sont colossaux et où l’argent des investisseurs privés coûte plus cher, l’industrie a besoin du soutien de l’État pour consolider une nouvelle phase de son développement. À grands renforts de discours hyperboliques, elle doit persuader Washington que le poids géopolitique des États-Unis dépend du leadership des entreprises technologiques dans la « course à l’IA ». Les visées impérialistes de D. Trump sont pour cette raison une bonne nouvelle du point de vue de la Silicon Valley. Elles promettent à celle-ci un soutien étatique sans faille, en particulier contre ses concurrents chinois – du moins tant que le récit associant IA et puissance demeure crédible. Aussi longtemps que les dirigeants états-uniens estiment que leur rôle est de « veiller à ce que les systèmes d’IA les plus puissants soient construits aux États-Unis avec une conception américaine », les grands acteurs américains du secteur peuvent continuer à prospérer en l’absence de tout modèle économique profitable. C’est aussi ça la magie du capitalisme.

« Techno-féodalisme » ou impérialisme ?

Nous observons depuis l’élection de D. Trump la libération et l’exacerbation des tendances autoritaires et anti-démocratiques, qui imprègnent depuis longtemps la culture numérique. Nous assistons également à la continuation, moyennant une reconfiguration partielle, de l’alliance entre l’État et les industries numériques. Cet essor d’un dangereux « complexe techno-industriel », contre lequel Joe Biden mettait en garde ses compatriotes dans son discours d’adieu, n’est pas la création ex-nihilo d’un président xénophobe et de quelques ploutocrates ; elle est la nouvelle phase d’une histoire ancienne, qui est celle de la Silicon Valley depuis l’origine.

En ce sens, il ne faut pas se laisser abuser par les visions anarcho-capitalistes d’un Curtis Yarvin et croire que notre monde est (déjà) celui qu’il décrit : une juxtaposition d’entités indissolublement politiques et économiques, contrôlées par quelques seigneurs du numérique. Le « techno-féodalisme » ne s’est pas « réalisé » depuis l’élection de D. Trump, pour la simple raison qu’aucune des parties en présence n’a intérêt à faire disparaître l’État ! Comme l’écrit Quinn Slobodian, « la seule chose qui pourrait s’avérer plus intéressante que de faire défection de l’État serait de s’en emparer ». L’extrême-droite technologique cherche ainsi moins à fuir l’État qu’à détruire son versant social et redistributif, tout en affaiblissant la séparation des pouvoirs et les procédures démocratiques. L’horizon n’est pas la disparition de l’État (un fantasme qui a le mérite de faire autant réagir les anarcho-capitalistes que les marxistes !), mais la capture de ses ressources. Pour continuer à privatiser les profits, la Tech a plus que jamais besoin de socialiser ses pertes. L’État autoritaire des néolibéraux demeure de ce point de vue un instrument infiniment plus performant que les fétiches des cyberlibertariens.

Cela signifie aussi qu’il faut penser la relation entre la Tech et l’État trumpiste de manière dialectique. D’un côté, les grandes entreprises technologiques instrumentalisent le pouvoir politique, afin de financer une nouvelle étape de leur développement et sécuriser leurs chaînes de valeur, depuis les métaux critiques dont elles ne peuvent se passer jusqu’aux puces de dernière génération, essentielles pour demeurer à la « frontière » technologique en matière d’IA. La puissance militaire et le poids géopolitique de l’État américain sont de ce point de vue des appuis incontournables. L’économiste Cédric Durand a ainsi raison de souligner combien la Silicon Valley a entrepris d’aligner la politique menée à Washington sur ses intérêts et combien elle dispose aujourd’hui d’une emprise politique démesurée.

Il ne faut toutefois pas exagérer la nouveauté de la situation actuelle. La proximité entre les entreprises technologiques et le pouvoir fédéral n’était en réalité guère moins forte sous les deux mandats de Barack Obama – elle faisait simplement moins peur, du fait de l’identité de l’ancien président et de la puissance alors plus modeste de la Tech en tant qu’industrie. En outre, s’il est clair que les Big Tech profitent de l’État, l’inverse est vrai aussi. Les Big Tech représentent moins l’érosion du pouvoir de l’État (comme le rêvent les anarcho-capitalistes et le clament, de manière à mon avis prématurée, les théoriciens du « techno-féodalisme ») qu’un instrument de projection de ce pouvoir. Dans un contexte de rivalité exacerbée entre les États-Unis et la Chine, le maintien de la domination techno-économique des entreprises technologiques états-uniennes est plus que jamais un enjeu important du point de vue géopolitique. Dans cette mesure, pour caractériser la période actuelle il semble finalement plus juste de parler d’impérialisme – au sens d’une « phase où la concentration de capital sous forme de monopoles agit activement sur la reconfiguration de la hiérarchie internationale des puissances » – que de « techno-féodalisme ». Entre l’État américain et les Big Tech, il est pour l’heure difficile de dire qui profite le plus de l’autre ; les intérêts politiques et économiques en jeu sont plus noués que jamais, dessinant une configuration lourde de périls.

Notes de l'auteur

Je remercie chaleureusement Bruno Carballa et Benjamin Coriat pour leur lecture d’une vision préliminaire de ce texte et leurs remarques judicieuses. Un deuxième article, à suivre d’ici quelques semaines, examinera comment et dans quelle mesure les communs numériques peuvent constituer une réponse à la situation décrite ci-dessus.

L’image utilisée pour illustrer cet article est extraite du site Better Images of AI (lien externe). Celui-ci fournit les explications suivantes, que je reproduis en les traduisant :

« Cette image explore la culture visuelle des paysages d’intelligence artificielle générative, en positionnant celle-ci comme une "nouvelle frontière", qui fait écho aux peintures des années 1850 à 1870 sur la Destinée Manifeste (souvent associées à l’école de la rivière Hudson). L’image d'origine, intitulée "Across the Continent : Westward the Course of Empire Takes Its Way" de Frances Flora Bond Palmer (1868) est l’une des nombreuses œuvres d’art propagandistes, qui visaient à attirer les colons vers l’ouest tout en dissimulant le nettoyage ethnique des populations indigènes. À travers le collage, cette image se réapproprie l’idée de la "nouvelle frontière" par le biais des modèles d’IA-frontière, afin d’attirer l’attention sur les formes, pas si nouvelles, de colonisation dans le domaine numérique ».

Pour citer cet article : Broca, S. 2025. L'extrême-droite technologique contre la démocratie. EnCommuns. Article mis en ligne le 31 mars 2025.

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