Prendre soin : Faire face à la tragédie des non communs Critique de la notion de commun négatif

Avec l'accélération des catastrophes liées au dérèglement climatique, on assiste à un regain des thèses effondristes qui touche désormais, avec la mise en avant du thème des "communs négatifs", la réflexion sur les communs. Benjamin Coriat montre que cette notion - qui traite en fait de "non communs" - n'a aucune consistance véritable. Il critique ses implications politiques, qui consistent à s'organiser pour "survivre parmi les ruines". A l'opposé de cette perspective, l'article explique comment il est possible de prendre soin du monde et de faire face à la "tragédie des non communs".

Depuis deux ou trois décennies, nous assistons à une forte accélération des catastrophes et des désastres qu’impliquent le changement climatique et le passage à l’anthropocène. Tornades, torrents dévastateurs, températures tropicales à la latitude de la calotte polaire, sont des anomalies devenues des normes. Dans ce contexte, et sans surprise, on assiste aussi à une forte remontée des thèmes effondristes qui s’affirment sous des variantes multiples. Cette montée n’a pas épargné, pour le meilleur et pour le pire, la réflexion conduite autour de la question des communs. C’est ainsi et dans ce cadre général de l’accélération des désastres amenés par l’entrée dans l’anthropocène, qu’il faut nous semble-t-il situer la formulation d’une série de réflexions conduites autour de la notion de « communs négatifs », thème qui, il faut le constater – mais faut-il s’en étonner ? - connaît aujourd’hui un certain succès. La notion est reprise dans de nombreux ouvrages et articles sans, notons-le, beaucoup de précautions, à commencer par celle de définir ce qui est entendu par là et ce dont on prétend parler.

Afin de contribuer à mieux préciser ce qu’elle entend désigner comme ce qu’elle véhicule, il nous a paru important de revenir sur cette notion à bien égards paradoxale, de « communs négatifs », d’en faire en quelque sorte la genèse et l’exégèse, d’indiquer dans quelles filiations théoriques elle s’inscrit et qu’elle prolonge, avant de discuter des préconisations auxquelles cette notion conduit. En la rapportant au concept et à la théorie des communs – à laquelle elle se réfère explicitement et dont elle prétend être issue – notre analyse cherchera à établir les trois propositions suivantes:

1. Contrairement à ce que soutiennent les auteurs qui ont introduit cette notion dans la discussion, la notion de commun « négatif » n’a aucun précédent dans la théorie des communs. La vérité est qu’elle s’en distingue essentiellement, lorsqu’elle n’en est pas le contraire. Ce, pour la raison que le commun réputé « négatif » est défini comme une chose (ou pour mieux dire un ensemble indéterminé de choses), alors que le commun depuis au moins Elinor Ostrom se définit d’abord et avant tout comme un rapport social, entendu ici comme un ensemble de relations entre personnes et communautés nouées autour de formes de propriétés et de gouvernance qui fondent la spécificité même du commun.

2. La notion de commun « négatif » s’insère dans et alimente un narratif bien particulier : celui, chez Alexandre Monnin lui-même, du « communisme de la catastrophe ». Chez Monnin, et la plupart des auteurs qui font référence à cette notion, il s’agit d’une variante des théories effondristes (nous y reviendrons), elles-mêmes étrangères à la théorie et à l’histoire des communs.

Comme nous le montrerons, la filiation du récit proposé par ces auteurs est tout autre. La notion de « commun négatif » est constituée et est mobilisée dans un récit de facture et de construction entièrement latourienne : celui de l’acteur réseau, auquel on a donné une tournure catastrophiste, variante du récit effondriste popularisé en France par P. Servigne et R. Stevens. Il en résulte, quant à leurs implications politiques, que la théorie des communs d’un côté, la construction autour des communs réputés négatifs de l’autre, renvoient à des préconisations et des visions non seulement différentes, mais opposées les unes aux autres sur des points essentiels.  

3. Si la notion de « commun négatif » nous paraît constituer un véritable oxymore, une contradiction dans les termes, ce dont elle traite – l’existence de déchets (plus ou moins non recyclables) produits et légués par l’extractivisme qui caractérise aujourd’hui les modes de production dominants – constitue un sujet dont l’importance et la complexité ne peuvent être niés. Ces « non communs »   que sont les déchets de diverse nature, hérités de l’extractivisme, conduisent en effet la théorie des communs à se confronter à des questions d’un type particulier et à y apporter des réponses appropriées.  En s’appuyant sur les initiatives menées dans ce domaine, souvent depuis longtemps, la dernière section de cet article indiquera certaines des directions qui peuvent être suivies pour faire face à ce qu’il faut bien désigner comme une « tragédie des non communs »

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Avant d’entrer dans le détail de l’analyse, il convient de dire quelques mots de la méthode suivie et des sources sur lesquelles nous nous sommes appuyées. Pour pénétrer dans le monde des communs désignés comme « négatifs » il n’y a pas, pensons-nous, de meilleure entrée que celle que proposent Monnin et ses co-auteurs dans leur ouvragequi porte, rappelons-le, le titre emblématique de Héritage et Fermeture, deux termes choisis avec soin et sur la signification desquels nous reviendrons.  

Dans cet ouvrage, en effet, dès les premières pages (chapitre 1), le cadre est posé. La question à laquelle il faut répondre, nous disent ces auteurs, serait celle de savoir « Où atterrir ? ». La référence à Bruno Latour et à son monde fait « d’actants » hybrides, mi-inertes mi-vivants, est ainsi posée d’entrée de jeu. Elle est explicitement revendiquée et ne se démentira plus dans les écrits ultérieurs. Selon Monnin et ses co-auteurs, Latour n’aurait toutefois pas pris toute la mesure du monde nouveau dans lequel nous évoluons désormais et que constitue l’anthropocène, entendue par ces auteurs comme un monde qui nous laisse en « héritage » un ensemble de monstres : des technologies zombies, des centrales nucléaires, des champs d’hydrocarbures (exploités ou non), des infrastructures matérielles (réseaux ferrés, routiers…) ou immatérielles (pour la circulation et l’échange de données) qui constituent autant de « ruines » dont, pour l’essentiel, il va falloir se dépendre, dont il faudra procéder, nous dit-on, à la « destauration », un qualificatif forgé par analogie et opposition avec celui d’instauration :  destaurer faut-il comprendre, c’est annuler, rendre inopérant et caduque ce qui a été instauré.

C’est ce fatras de « ruines » de diverses natures, qui est désigné sous le nom de « communs négatifs ». Leur accumulation est telle que leur « fermeture » est une tâche qui conduit sur un seul chemin possible, celui d’un « renoncement » qu’il convient désormais de « politiser », comme au demeurant le stipule le dernier ouvrage de l’auteur, qui porte pour titre Politiser le renoncement.

Le cadre étant posé, nous pouvons maintenant entrer dans quelques détails, et pour commencer revenir sur la notion, centrale entre toutes, de la problématique, celle de « communs négatifs ».

Des communs « négatifs » : ou comment désigner comme « communs » des choses qui n’en sont pas

À lire (et relire) Monnin, ce qu’il dit des « technologies zombies » comme de la longue liste (non close, car toujours ouverte et sujette à extension) des objets hérités dont il va falloir se défaire, il ressort, concernant la caractérisation des « communs négatifs », les traits suivants.

i) Le « commun négatif » est une « chose » de nature indéterminée (une centrale nucléaire, un déchet, une bactérie, une jachère industrielle abandonnée à la ruine…), qui relève de mondes très divers   : un construit social (ainsi d’une ruine industrielle ou d’une technologie « zombie »), un élément biologique naturel (les bactéries, voire les virus désignés allègrement et sans autre forme de procès comme des communs « négatifs » un espace écologique naturel comme un champ d’hydrocarbure… Point central, en aucun cas ces objets caractérisés comme « communs négatifs » ne sont définis par leur statut juridique et les rapports de propriété dans lesquels ils sont saisis. Ce statut est parfaitement indifférent et sans importance quant à la qualification d’un objet comme « commun négatif ». C’est en cela que le réputé « commun négatif » désigne et renvoie à une « chose ».

ii) Ce qui importe pour la qualification de « commun négatif » est que cette « chose » est  « nuisible » : à l’homme, à la société et/ou à la nature. Ce caractère toxique est ce qui justifie le qualificatif « négatif ». En termes plus appropriés, disons que ce qui constitue un commun « négatif » est qu’il s’agit d’une chose dotée de fortes externalités négatives. Dans certains cas la notion est définie de manière plus restrictive : elle n’inclurait que les déchets « non recyclables » , mais chez nombre d’auteurs la notion est souvent utilisée avec une extension bien plus large.

iii) Cette chose est « héritée » ; elle est pour l’essentiel (car il peut en être créées à tout instant), léguée par le mode industriel de production « extractiviste » qui s’est étendu sur la planète. De là l’importance du thème de « l’héritage » (l’un des deux termes choisis pour le titre de l’ouvrage de 2021).  

iv) En tant que « nuisible » et « toxique » (porteurs d’économies externes négatives disons-nous pour notre part), le « commun négatif » doit être « démantelé », ses effets, sinon la chose elle-même, doivent être annihilés, ou à tout le moins mis sous contrôle.

Entrons maintenant dans l’exposé des arguments. Si l’on se retourne vers le texte de l’ouvrage de 2021, dans le premier chapitre écrit par A. Monnin, la définition proposée est la suivante  : « Avec Lionel Maurel nous avons proposé la définition suivante des communs négatifs : les communs négatifs désignent des ressources matérielles ou immatérielles, négatives tels que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit d’un colonisateur, etc.) »

Cette définition s’accompagne de la précision suivante (déjà présente dans le texte cité note 10) : « Aussi s’agit-il d’un élargissement de la théorie classique des communs, notamment par rapport à "l’approche positive" des CPR (Common Pool Ressource), proposée par Elinor Ostrom, qualifiée parfois de « bucolique … ».

Plusieurs remarques ici s’imposent.


Choses et Institutions
Observons d’abord que cette définition affirme sans complexe le caractère hétéroclite de la liste proposée pour les communs dits « négatifs ». Comme dans les almanachs de l’empereur de Chine décrits par Foucault, on trouve de tout dans les « communs négatifs » : de la centrale nucléaire aux bactéries, du champ pollué et des sacs plastiques infestant les océans aux infrastructures et aux technologies « zombies ».

Observons surtout, car là est le point central, que comme nous l’avions indiqué, il s’agit bien de « choses » (des déchets, des centrales nucléaires, des infrastructures tombées ou non en déchéance…), sans aucune référence à leur statut juridique et au rapport social dans lesquelles ces « choses » sont saisies et insérées. Qu’une centrale nucléaire soit publique ou privée, qu’un déchet « non recyclable » soit propriété (ou non) de l’usine chimique qui l’a produit (ou non), ne change rien à l’affaire : il s’agira toujours d’un « commun négatif », selon nos auteurs.

La question sur laquelle il faut maintenant s’arrêter est celle de savoir s’il s’agit bien, comme le prétendent les auteurs, d’un « élargissement de la théorie classique des communs », et notamment de « l’approche positive des CPR proposée par Ostrom », ou s’il s’agit d’une construction propre sans lien véritable avec la théorie d’Ostrom, à laquelle les auteurs, pourtant prétendent se référer et entendent explicitement se rattacher.

La première remarque qui s’impose ici est que les communs chez Ostrom ne sont pas des « choses ». Chez Ostrom, des entités données (des lacs, des prairies, des systèmes d’irrigation, la connaissance ...) ne deviennent des communs que si et seulement si elles sont insérées et saisies dans des rapports sociaux, des formes de gouvernance et de propriété particulières et précises. Fondamentalement, les communs sont (depuis Ostrom et dans la théorie des communs) des arrangements institutionnels qui lient des communautés à des « biens » ou à des « ressources » pour permettre la reproduction conjointe de la communauté et des écosystèmes qui abritent cette (ou ces) communauté(s). Ainsi, dès 2015 avions-nous proposé de définir les communs comme des arrangements institutionnels associant : a) « une ressource » ; b) des communautés d’usagers bénéficiant de droits et d’obligations vis-à-vis de cette ressource ; c) une structure de gouvernance permettant de garantir le respect de règles d’usage, conçues elles-mêmes pour assurer la reproduction à long terme des communautés humaines et des écosystèmes qui les abritent. On peut évidemment discuter cette définition, mais ce qui ne peut être contesté, c'est que, quel que soit le texte d’Ostrom auquel on se réfère, l’insistance est toujours la même. Un commun est toujours défini comme rapport social particulier, qui exclut la propriété privée exclusive et crée des formes nouvelles de propriété et de gouvernance partagées. Ce, dans l’esprit de préserver l’objet (le bien, la ressource) autour duquel le rapport social est noué, tout en permettant des formes (contrôlées) de « prélèvement » (withdrawal) par des ayants droit. Un commun, disent Dardot et Laval à juste titre, est toujours « institué ». Là est le trait central. Un des apports essentiels d’Ostrom, si ce n’est le principal, est sans aucun doute d’avoir, avec la reprise de la notion de « bundle of rights », renoué avec une théorie de la propriété qui est fondée sur le « démantèlement » de ses différents attributs pour les concevoir comme éléments d’un « faisceau de droits » lesquels sont distribués et attribués à des acteurs distincts les uns des autres. Un commun se définit ainsi largement par le type de « bundle of rights » qu’il abrite et qui le constitue.

Dans le même esprit Stefano Rodotà, dans la réflexion qu’il conduit, définira de son côté les biens communs (beni comuni) comme ceux « qui expriment des utilités fonctionnelles à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne », avec cette précision, essentielle, que « les biens communs doivent être protégés et sauvegardés par le système juridique en vue du bénéfice des générations futures » (article 1. 3c du projet de loi initié par la Commission présidée par Stefano Rodotà visant à modifier le Code Civil italien en matière de propriété publique). On peut en effet soutenir que chez Rodotà un bien commun (défini par la propriété qui est la sienne d’entretenir un lien avec les droits fondamentaux de la personne) ne devient pleinement tel que lorsque le système juridique l’a institué. Ainsi chez Ostrom, comme chez  Rodotà, dans la caractérisation des communs et des biens communs, c’est sur les formes institutionnelles qui le constituent que l’insistance est portée.

La différence entre Monnin et ses différents co-auteurs et Ostrom, comme avec Rodotà, est donc fondamentale. Chez Monnin, dans la définition proposée, ce qui importe, c'est dans la chose – qu’elle soit inerte, vivante ou hybride- à caractère nuisible, son « utilité négative » disent-ils parfois. Alors que selon Ostrom et la théorie des communs qui en est issue, comme chez Rodotà, c’est le rapport social et la forme de gouvernance qui constituent le commun. La différence entre les deux entités porte sur l’essence même de ce dont on traite. Et, en dépit de ce qu’ils soutiennent, il n’est pas possible « d’étendre » (comme le prétendent et Maurel et Monnin) un « rapport social » à une chose, ou une chose à un rapport social. Si l’on passe de l’un(e) à l’autre, on change de monde. Au regard des définitions posées par Ostrom et de la tradition qui en est issue, les réputés « communs négatifs » qui sont définis comme des déchets ou des ruines ne sont pas et ne peuvent à aucun titre être considérés comme des communs. Aucune « chose » – qu’elle soit « nuisible » ou non – n’est et ne peut être en elle-même un commun. Se référer à des « choses », en lieu et place d’arrangements institutionnels, constitue un franchissement de frontière et un coup de force théorique qui interroge.


Common Pool Resource, « communs négatifs » et communs  

Considérons maintenant la précision apportée à la définition proposée par Monnin et Maurel. Nous soutiendrons que la proposition qu’ils avancent  (« Aussi s’agit-il d’un élargissement de la théorie classique des communs, notamment par rapport à l’approche positive des CPR, proposée par Elinor Ostrom ») ne fait qu’accroître la confusion, et ne contribue finalement qu’à davantage encore brouiller les frontières et l’intelligence du sujet dont on traite.

En effet, les communs « négatifs », qui comme on l’a vu ne sont pas des communs mais des choses, sont-ils pour autant un prolongement des « Common Pool Ressources »  (CPR) tels que définis par Ostrom ?
Pour être évalué, l’argument avancé par les auteurs aurait au minimum nécessité qu’ils reviennent sur la notion de CPR. Il aurait ainsi fallu pour commencer en rappeler le sens et le contenu. Ce qui n’est aucunement fait. Il existe pourtant une réflexion et une définition explicites de cette notion. (cf. l’entrée Common Pool Resource dans le Dictionnaire des biens communs, déjà cité). Ostrom elle-même y a consacré de longs développements. Tout son travail théorique consiste alors à précisément distinguer les CPR des communs. Rappelons ici que la notion de CPR dont fait usage Ostrom, expression que nous avons choisie (avec Hervé le Crosnier) de traduire comme désignant un « réservoir commun de ressources », désigne chez Ostrom une situation dans laquelle coexistent des ensembles de ressources qui ont pour caractéristiques d’exister à la fois de manière liée et interdépendante (on peut parler ainsi de « produits joints ») et d’être séparables. Ainsi, une forêt ou un lac qui hébergent pour la forêt différentes espèces végétales et animales qui se nourrissent les unes les autres, ou pour ce qui est du lac des ressources  halieutiques existant en symbiose désignent exactement ce que sont les CPR : des entités qui abritent des espèces végétales et/ou animales qui croissent de concert, mais qui sont malgré tout séparables

Cette définition des CPR rappelée, il faut immédiatement préciser que chez Ostrom un CPR n’est en rien un commun. Il ne devient un commun que si des conditions d’accès et de gouvernance partagées sont installées pour l’administration et la gestion du CPR. Ainsi, le même CPR (une forêt par exemple) pourra, suivant son statut juridique et son mode de gouvernance, être un bien privé (approprié par et réservé à un club de chasseurs par exemple) ou un bien public (géré par une instance étatique, le cas échéant par le service des eaux et forêt). Il devient un commun si et seulement si, il est géré par la communauté ou les communautés qui l’habitent ou en ont l’usage et en ont conçu de manière endogène les principes de gouvernance.
Il résulte de ces considérations qu’en aucun cas ce qui est désigné comme « commun négatif », et qui, rappelons-le, consiste en des « choses nuisibles », pas plus qu’il n’est une extension de la notion de commun, ne peut être considéré comme une « extension » de la notion de CPR. Si l’on entend se référer à Ostrom, ce que font explicitement les auteurs dans la définition proposée par eux, il faut donc constater que l’introduction de la notion de CPR (comme celle de « commun négatif ») ne consiste pas en une « extension » mais en un détournement de sens du concept de CPR (ou de commun) pour l’investir d’un contenu qui lui est étranger.

Des considérations précédentes, une question surgit. Puisque – comme cela ressort clairement de la discussion qui vient d’être menée –  la notion de commun négatif n’est en aucune manière une « extension » des notions de CPR ou de communs tels qu’Ostrom les a définis pour les introduire dans la littérature théorique sur le sujet, se pose la question de savoir quelle est l’origine de la notion de commun négatif ? Où cette notion trouve-t-elle son fondement ?


Retour sur les origines de la notion de « commun négatif »

Hors la référence à Ostrom, dont on a vu ce qu’elle vaut, Monnin – comme d’autres auteurs qui se réfèrent à la notion de « commun négatif » – cite volontiers que, quant à son origine (il s’agit en fait des premières occurrences de la notion), c’est vers les écrits Mara Miles et Veronicka Benhold–Thomsen, en particulier leur article « Defending, Reclaiming and Reinventing the commons », qu’il faut se tourner

Pourtant lorsqu’on se plonge dans la lecture de cet article, la surprise est réelle. Car comme on va le rappeler, l’article dans son ensemble est un vibrant plaidoyer pour les communs dans leur forme et définition « canoniques », celle proposée par Ostrom. Il y est notamment rappelé que :  « Parce que les communs présupposent une communauté, quels que soient les communs qui ont existé au fil du temps, ils ont été protégés, entretenus, utilisés, réglementés, par une communauté locale de personnes pour qui ces communs ont constitué la base de leur vie ». Dans cet esprit, plus loin, les autrices écrivent : « Le régime des communs, pour peu qu’il fonctionne… ne peut pas être décrit et analysé par des catégories dérivées d’un paradigme de propriété privée, de croissance permanente et d’intérêt personnel », rappelant ainsi fortement qu’un commun se définit centralement par le régime de propriété qui lui est associé. L’article rappelle ainsi qu’un commun, comme nous l’avons soutenu nous-même, se distingue de toute autre forme sociale en ce qu’il institue des arrangements institutionnels particuliers permettant différentes formes de propriété partagée, formant une alternative à la propriété dans sa forme exclusive. De plus, comme nombre d’auteurs le font valoir aussi et à juste titre, à l’idée de commun est associée à celle de « commoning », qui décrit « le prendre soin » qu’effectue la communauté des commoners en direction des biens dont ils prennent la charge. Ainsi peut-on lire :  « À notre sens, les communs ne peuvent exister sans communauté, de la même manière qu’une communauté ne peut exister sans son économie propre. Au sens de l’oikonomia, c’est-à-dire de la reproduction de l’être humain conçu comme inséré au sein d’un foyer social et naturel. Par conséquent, la réinvention des communs est liée à la réinvention de l’économie communale ou d’une économie fondée sur les communs ».

C’est sur ces bases qu’est alors suggérée l’idée de la survenue de possibles « communs négatifs ». La notion est avancée à propos de ce qui est advenu dans un village du nord de l’Allemagne, pour traiter du fait que sous le poids de la politique de l’Union européenne, les rapports sociaux et de production qui en faisaient un espace relevant du « commun » ont été détruits et dissous pour céder la place à des rapports sociaux organisés autour de la propriété privée exclusive. Dès lors, les résidus organiques liés à la production et qui, avant l’appropriation privative des ressources installées par les politiques de l’UE, étaient traités dans le cadre du commun, cessèrent de l’être et s’accumulèrent pour devenir de déchets. Les auteurs suggèrent alors l’expression de « communs négatifs » pour parler de ressources qui, ayant cessé d’être traitées dans le cadre d’un commun qui a été détruit, s’accumulent, se transforment en déchets et deviennent alors de possibles objets de commerce et d’échanges marchands. Ainsi la notion de « négatif » apparaît-elle et est-elle suggérée pour traiter, non de « choses » toxiques par nature, mais de choses très particulières, celles nées d’une situation d’enclosure, d’une destruction du commun, de la propriété et de la gouvernance partagées qui préexistaient.

Notons que le texte dans son ensemble est une attaque systématique de la notion de « tragédie des communs » et des points de vue d'Hardin. Il consiste en une défense de la notion de commun conçue comme rapport social de production visant et permettant la reproduction des écosystèmes dans lesquels les communs se déploient. La notion de « communs négatifs » est ainsi suggérée pour désigner l’état qui résulte de la privatisation, de la marchandisation et la transformation de ressources qui passent du statut de communs à celui de « non communs ». C’est parce que ces ressources ont cessé d’être traitées comme des communs qu’elles sont devenues des non communs (car privés de la communauté qui en prenait soin), qu’elles se transforment en ressources toxiques. Rien en elles n’est « de nature », ou lié à la « chose » elle-même, comme dans la définition proposée par Monnin.

La notion de commun négatif telle que définie par Miles et Benhold-Thompsen n’a donc rien à voir avec la notion de commun négatif à laquelle Monnin se réfère. En aucun cas, il ne s’agit chez Monnin d’un ancien commun devenu « négatif » car ayant perdu son statut de commun et qui de ce fait, produirait des effets toxiques là où son statut de commun – et la gouvernance qui lui est propre – permettaient de prévenir la venue de cette toxicité. Rien ne permet de passer du sens proposé par Miles et Benhold-Thompsen à la notion de « commun négatif » proposée par Monnin. Dans un cas il s’agit d’un commun dont le statut a été perdu, dans l’autre d’un amas hétéroclite de choses toxiques. Mieux encore, et ce point, comme nous le verrons, est essentiel, il faut constater que chez Miles et Benhold-Thompsen, si le bien avait gardé son statut de commun, jamais, il n’aurait donné naissance à des déchets et de la toxicité. Prévenir la venue des « déchets » et de la toxicité par la constitution de communs est donc une leçon essentielle qui doit être tirée de l’expérience relatée par Miles et Benhold-Thompsen. Cet argument sera développé dans la dernière section de cet article.

Aussi et pour mettre fin à ces confusions, dans l’esprit du texte de Miles et Benhold-Thompsen, nous proposons-nous de désigner comme « non communs » des ressources ou des activités auxquelles sont associées de fortes externalités négatives qui s’exercent de manière d’autant plus irréversible qu’elles sont dépourvues d’une structure de gouvernance – que celle-ci ait ou non préexisté – permettant de prévenir ou de limiter les effets toxiques dont ces ressources ou activités sont actuellement ou potentiellement porteuses.

« Vivre sans », « avec » ou « avec autrement ». Un survivalisme fondé sur la « Fermeture » et le « Renoncement »

Chez Alexandre Monnin, la définition et caractérisation des « communs négatifs » pour importante qu’elle soit, n’est pourtant qu’un premier pas. Au vrai, avec ces caractérisations, il ne s’agit que d’une sorte de préliminaire. Car, ce qui importe vraiment, du moins chez Monnin lui-même, c'est – compte tenu de l’existence des communs négatifs – de bien comprendre et de nommer justement le monde dans lequel nous vivons, comme celui dans lequel nous entendons nous projeter. La perspective proposée – présentée comme la seule possible – est alors celle d’un survivalisme à organiser au milieu des ruines. Dans la filiation d'Anna Tsing (laquelle est explicitement revendiquée) il s’agit d’organiser la survie dans un monde de ruines : « survivre dans les ruines du capitalisme ».  

La démarche s’effectue en deux temps.

— les communs négatifs « en général », étant définis, on commence par entrer dans leur composition plus fine : une typologie en est proposée, à partir du type de cohabitation (ou de « séparation ») qui peut être envisagé avec chacun d’eux ;

— à partir de là est décrit le monde, peuplé d’« actants », hybrides de diverse nature parmi lesquels désormais, il faut opérer et procéder aux « fermetures » ; « politiser l’effondrement » au milieu de ces hybrides toxiques et hostiles étant alors la tâche qui s’impose à nous, celle en tout cas qui est recommandée comme la seule possible.

Ce « passage » est essentiel à la reconstruction d’ensemble à laquelle Monnin et ses co-auteurs de l’ouvrage de 2021 entendent procéder. Car après avoir rappelé que l’importance des communs négatifs tient notamment au fait que leur existence contraint à « bâtir de nouvelles institutions susceptibles de permettre à des collectifs de se réapproprier démocratiquement des sujets qui leur échappent jusqu’à présent » (p. 28), une explicitation de ce qui doit être entrepris est donnée, quant au « mode d’institutionnalisation » que l’existence des communs négatifs conduit à envisager. Monnin en effet, dans la définition donnée des communs négatifs (p.28-29), précisait d’emblée que « l’approche des communs négatifs tourne autour de deux axes majeurs », dont l’un tient dans « le fait de bâtir de nouvelles institutions susceptibles de permettre à des collectifs de se réapproprier démocratiquement des sujets qui leur échappent jusqu’à présent, en particulier la coexistence avec les communs négatifs, plus ou moins mis à distance… Cette réappropriation par de nouvelles institutions pose de nombreuses questions : d’échelle, de compétence, de subsidiarité, de droit ascendant, etc ».

C’est de « ces nouvelles institutions » dont il va être ici question. En citant longuement les auteurs, nous entendons montrer que « l’institutionnalisation » visée s’inscrit entièrement dans une vision latourienne (quoique « noircie ») du monde, qui n’a rien à voir avec les représentations et préconisations issues de la théorie des communs.

Mais, commençons par le commencement.


Une typologie des communs négatifs…

Pour en comprendre la philosophie, il faut partir de ceci que pour les auteurs, « il est impératif de passer de la ruine ruineuse à la ruine ruinée » (p.32). En entendant par là qu’il faut s’en prendre au caractère toxique des choses désignées comme « communs négatifs ». Aussi « faire atterrir les débris encore actifs du Globe sur la Terre exige de naviguer au mieux entre les contraintes imposées par un double impératif : déterminer comment atterrir, et pour ce faire hériter de l’existant » (Monnin p.33, souligné par l’auteur). Il s’agit ici, nous explique-t-on longuement l’auteur de transformer des « ruines ruineuses » en « ruines ruinées », ruinées, car privées de leur capacité d’agir.

Nous sommes ici pleinement dans la problématique latourienne de « l’atterrissage », avec cette précision que l’attention est moins portée sur le « où » atterrir que sur le « comment ». Comment atterrir, indique A. Monnin suppose de bien distinguer entre les différents « actants » qui composent les communs négatifs, pour leur réserver un traitement chaque fois adapté.

Trois types de communs négatifs sont alors distingués.

1. Il y a d’abord, ceux avec lesquels « il faut vivre sans », groupe dans lequel on peut ranger « le charbon et tous les hydrocarbures, la viande, le plastique, les voyages en avion, les déchets […] voire le numérique ». Mais (est-il encore précisé) « … cela peut inclure des réalités plus diffuses encore, tels que le droit (le droit du colonisateur chez les peuples anciennement colonisés), les modèles de l’organisation, les business models, etc.… » (p.40).

Comme le précise le Tableau 1 ci-dessous, « le type de négativité » correspond dans ce cas à une « une négativité de type systémique ou structurelle », qui implique une complète et irrémédiable « désaffection ».

2. Viennent ensuite les communs négatifs avec lesquels « vivre avec, désormais ». Il s’agit, comme dans le cas de Yucca Mountain (cité et commenté dans l’ouvrage), d’un site sur lequel sont entreposés des déchets in-éliminables (d’origine nucléaire). La négativité est ici « immédiate », elle exige une prise de distance. La différence d’avec le premier groupe semble tenir au fait que dans le premier cas, il paraît possible de mettre fin à l’existence et à l’usage des biens auxquels il faut renoncer, alors qu’ici leur élimination n’est guère envisageable.

3. Enfin, au titre des « vivre avec autrement », il convient « d’instaurer un autre rapport avec ce qui est devenu toxique, sans l’être nécessairement ni définitivement à l’instar des espèces invasives » (p.44). Les « bactéries » sont citées ici comme exemplaires des espèces avec lesquelles une « diplomatie » doit être établie.

À des degrés et suivant des modalités qui varient, doit être déployée vis-à-vis de ces communs négatifs une grande « restauration », qui est postulée comme nécessaire.

qui peuplent le monde effondré de la dark ANT 

C’est ici que prend place et toute son importance la « Dark ANT » à laquelle se réfèrent les auteurs. Pour prendre le chemin de la « destauration » devenue impérative, il convient, soutiennent-ils, de « prendre appui sur la maîtresse théorie de l’acteur réseau qui stipule que le monde est composé d’actants hybrides, ‘objets chevelus’ comme les nomme Latour, faits de sciences, de technologie et société ». (p. 109). L’âge de l’anthropocène peuplé des actants nuisibles que nous avons décrits, force à un retour à la théorie de l’acteur réseau (dite aussi ANT Actor-Network-Theory) mais cette fois dans la version « dark » déjà indiquée, permettant de « repenser les infrastructures comme des objets à détricoter : un monde à défaire… » (p. 110). Avec cette précision que « la dark ANT proposée ici s’intéresse donc moins à des objets pleins de grâce, jaillissants, novateurs, des hybrides solaires, qu’à des hybrides effondrés, des zombies ou encore des hybrides échoués et errants » (p. 111). Le mot « errant » doit ici retenir l’attention, en ce qu’il indique « une activité ». La ruine n’est pas simplement et seulement posée là. Elle est « active », en ce que, nous dit Monnin, elle est « ruineuse ». La ruine est bien au sens de Latour et de sa théorie des réseaux, un « actant ».

La notion d’actant étant elle-même définie par Latour (dans un texte classique publié en anglais dans les termes suivants : « an actant, that is, something that acts or to which activity is granted by others. It implies no special motivation of human individual actors, nor of humans in general. An actant can literally be anything provided it is granted to be the source of an action », que l’on peut traduire par : « un actant, c’est-à-dire quelque chose qui agit, ou dont l’activité est accordée à d’autres choses. Cela n’implique aucune motivation particulière d’acteurs humains individuels, ni même d’humains en général. Un actant peut littéralement être constitué par n’importe quelle chose, étant admis que celle-ci est source d’une action ». Ainsi la dark ANT se présente-t-elle finalement comme un monde d’actants constitué de « ruines ruineuses ». Un monde en somme tombé sous la domination de Dark Vador, mais dans lequel Luc SkyWalker aurait été éliminé. Un monde dans lequel ne subsisterait que le « côté sombre». Un monde dans lequel, les « choses » désignées jusqu’ici comme « communs négatifs » apparaissent pour ce qu’elles sont véritablement, une fois resituées dans le contexte dans lequel elles existent et opèrent : des « actants » au sens précis que Latour (et à sa suite Monnin et ses co-auteurs) donnent à cette notion et dont nous avons précisé la définition.

La vue d’ensemble de la « dark ANT » présentée dans le Tableau 2 ci-dessous confirme cette appréciation. On y lit, en effet, qu'outre les « hybrides solaires » dont il a déjà été question, ce monde est habité par les « hybrides zombies » ou « quasi effondrés » qui « ressemblent à des ronces sèches… » dont il faut se « détacher », et les hybrides échoués, dont des illustrations sont données si l’on songe « aux terrils dans le nord de la France, ou des anciennes structures de télécommunication dans les villes latino-américaines » (p. 111). Ce sont des objets-ruines, dont les attachements ne tiennent que par leur matérialité et leur ancrage à la terre » (idem.), qu’il faut « abandonner ». Les termes employés le confirment, les « communs négatifs » sont bien mieux caractérisés s’ils sont désignés comme les « actants » hybrides de la dark ANT, à propos desquels, des « modes de projection » appropriées doivent être envisagés.

Ces modes de projection commandent des « modes d’institutionnalisation », qui permettent, face aux « Hybrides zombies » et aux « Hybrides échoués », d’assurer le « détachement » et « l’abandon ».

La boucle ainsi se boucle. Et se referme sur elle-même. L’héritage des « communs négatifs » donne vie à un monde de zombies, dont ils sont des « actants » majeurs et dont il faut se départir. La « fermeture » de ce monde de ruines est dès lors posée comme le nouvel horizon obligé et non dépassable.

Dans le monde de ruines légué par l’anthropocène, il n’est plus que de « politiser le renoncement », c’est-à-dire « de penser les moyens d’un détachement anticipé et non brutal pour les populations les plus fragiles ». Dans le monde des communs négatifs, comme dans celui des communs latents décrit par Anna Tsing, il n’y a plus d’autres perspectives que de s’organiser pour « survivre dans les ruines du capitalisme ». La perspective dessinée par Monnin, dans les traces de celles proposées par Anna Tsing est bien celle d’un survivalisme Et seulement cela. À aucun moment, il n’est fait mention d’une possible « reconquête » du monde par les communs pour y installer un nouvel habité. Longuement exposée par Miles et Benhold-Thompsen sur les travaux desquels Monnin et ses coauteurs prétendent pourtant s’appuyer, l’idée que le commun est capable de prévenir la venue des ruines, et que c’est le « non commun » qui génère la toxicité, est totalement oubliée ou niée. Même s’ils ne le disent pas explicitement, Monnin et ses co-auteurs semblent ici entièrement partager la déclaration d'Anna Tsing – prononcée sur un mode prophétique, selon laquelle « les communs ne nous sauverons pas » !

« L’institutionnalisation » préconisée, et sur le contenu de laquelle bien peu de précisions sont données, est entièrement tournée vers la « fermeture » et le « renoncement », comme au demeurant l’affirment les titres mêmes des deux ouvrages publiés de Monnin.

Prendre Soin

Parvenu au terme de la présentation de ce en quoi consiste l’approche proposée par Monnin et ses co-auteurs, reste une ultime question : que faire des déchets, des friches industrielles abandonnées à la rouille, des forêts dévastées pour laisser place à l’élevage intensif, des terres polluées par l’agro-industrie… Que faire de tous ces « non communs » légués par l’extractivisme ? Mieux encore : est-il possible (et comment alors procéder ?) d’empêcher, ou à tout le moins, de réduire autant que faire se peut leur formation ? Enfin, interrogation qui est pour nous centrale, que peuvent ici les communs ?

Commençons ici par rappeler que, pour la théorie des communs, la question qui consiste à se confronter aux dégradations et destructions des modes de production extractivistes n’est pas neuve. Et qu’elle ne date pas de la mise en avant des réputés « communs négatifs ». Cette question est aussi ancienne que la théorie des communs elle-même. Elle en est même constitutive.

Dès ses toutes premières formulations, en effet, la théorie des communs a eu à combattre la thèse de la « tragédie des communs », laquelle précisément soutenait que toute ressource exploitée « en commun » était condamnée à être rapidement épuisée et à disparaître sous le poids des pratiques opportunistes que le commun ne pouvait manquer de susciter, chacun s’efforçant dans la ressource ouverte au partage, d’extraire le plus rapidement possible le maximum de bénéfices. On connaît la réponse d’Ostrom : un commun n’est pas une ressource « ouverte » à tous vents, mais une ressource gardée et protégée par une communauté. « Common property is not no property » écrit à ce propos Ostrom. Et, parmi les « design principles » susceptibles de contribuer à sa pérennité figure la recommandation de la nécessité pour la gouvernance du commun de disposer de pouvoirs de sanctions pour écarter de la ressource ceux qui ne respecteraient pas les règles de prélèvement conçues pour permettre sa préservation et sa reproduction à long terme. De manière plus concrète encore, Ostrom a consacré de très nombreuses recherches à la question de savoir comment préserver les forêts soumises à la pression, si ce n’est à la dévastation, provoquée par l’extractivisme de l’agro-industrie. Sa conclusion (formulée dès la fin des années 1990) a été que, dans la plupart des cas, seule une gouvernance des biens forestiers confiés aux peuples autochtones habitants de la forêt est à même de préserver ces biens.

Car là, dans son concept même, est le cœur du commun : une tension – toujours présente, toujours à (r)établir – entre prélèvement et préservation. Si l’équilibre vient à être perdu, le commun est détruit, l’extractivisme l’emporte, et la ressource se trouve dégradée, « la ruine » en constituant l’évolution ultime. Autour du commun, toujours l’enclosure rôde. Et, la bascule dans le monde des « non communs » là où s’exerce pleinement la propriété exclusive(qu’elle soit privée ou publique) est pour le commun, une menace permanente.
Dès lors, du point de vue de la théorie des communs telle qu’elle nous vient d’Ostrom et de Rodotà, la tâche première est celle « d’anticiper », de prévenir, autant que faire se peut, la mise en place de modes de production ou d’usage basés sur l’extractivisme. Qu’il s’agisse du climat ou de l’eau pour ne prendre que deux sujets sur lesquels Ostrom ou Rodotà se sont longuement penchés, il s’agit pour prévenir la venue de catastrophes, de les instituer en « bien communs ». Prendre soin des ruines, lorsque la mobilisation pour construire le commun n’a pu à temps être conduite ou menée à bien, est une tâche qui dès lors s’impose. La tâche première, en effet, n’est pas – sauf à épouser la thèse effondriste ou l’une de ses variantes – de procéder à la « fermeture », mais bien celle d’œuvrer d’abord pour construire des modes d’habiter le monde (une oekonomia) qui assurent la préservation tant des communautés que des écosystèmes qui les abritent. Là où cela n’a pu être fait à temps, ou là où l’extractivisme a sévi, l’expérience montre que des « communautés de non-production » ou de « non-usage » peuvent se constituer pour « prendre soin » des ruines elles-mêmes, et s’efforcer d’en annuler ou pour le moins, circonscrire, les effets toxiques.

Avant d’aller plus loin, quelques précisions sont nécessaires sur la notion même de « prendre soin » à laquelle nous nous référons ici. Dans la littérature et les réflexions consacrées à ce sujet dans la tradition d’étude des communs, c’est en général sous le nom de « commoning » que sont décrites et analysées les pratiques du prendre soin qui se nouent autour du commun, qu’il s’agisse d’établir son existence ou de le faire vivre au cours du temps. Si l’on entre dans le cœur des analyses proposées,  force est alors de constater que deux approches du commoning (du « prendre soin » tel que nous l’entendons ici) coexistent et quelquefois se mêlent, sans toujours qu’elles soient explicitées. Corinne Vercher Chaptal fait à notre sens justement observer sur ce point qu’il faut au moins distinguer entre une approche « relationnelle » et une approche « institutionnelle » du prendre soin et du commoning. Corinne Vercher-Chaptal relève ainsi qu’alors que dans l’approche relationnelle, « le commun s’identifie aux liens qui se créent dans la communauté » … avec cette précision que ces liens « ne se fondent pas nécessairement sur l’usage-préservation de la ressource mais sur la définition d’un problème commun » suivant en cela des formulations proposées par Bollier et Helfrich (déjà cité). On pourrait aussi soutenir que l’approche relationnelle a ceci en propre que l’accent est porté sur la nature des relations qu’entretiennent les commoners entre eux en vue d’une action qui les associe. Dans l’approche institutionnelle au contraire, soutient Corinne Vercher Chaptal l’accent est porté sur « la nature des « arrangements institutionnels déployés par les commoners pour un système de ressources défini dont la préservation dans le temps est un objectif central du commun ». Les modes de gouvernance, ajouterons-nous pour notre part, tiennent alors une place centrale.

Nous souscrivons pleinement à cette distinction proposée par Corinne Vercher-Chaptal et la faisons nôtre ici. Ajoutons seulement qu’à notre sens, même si dans certaines formulations extrêmes proposées par certains auteurs, les deux approches peuvent s’ignorer, voire s’opposer l’une à l’autre, s’il s’agit d’établir et de faire vivre un commun, ces distinctions ne constituent pour nous que deux dimensions nécessaires et complémentaires de l’acte en quoi consiste le prendre soin. Toutes deux sont, en effet, requises.  Pas de commun selon nous, si l’on s’en tient à une simple dimension « relationnelle » de l’action, laissant ouvert à des tiers la possibilité d’interférer dans la gouvernance ou l’administration du bien ou de la ressource objet du commoning et si le « pendre soin » ne débouche pas sur une institutionnalisation propre, garantissant l’autogouvernement et la préservation du bien. Pas de commun non plus si les relations établies à l’occasion de l’usage et de la préservation de la ressource ne s’accompagnent de la démocratie, la délibération et l’usage privilégié de la voix dans les relations entre membres de la communauté agissante.

Les deux colonnes de droite traitent des modes d’établissement du commun, centrées autour de la résolution de la tension entre production et usage d’un côté, préservation de l’autre, qu’il s’agisse de communs « locaux » et circonscrits (colonne 3) ou de biens communs « globaux » (colonne 4). Il s’agit là des différentes modalités de formes sociales nouvelles d’actions et de mobilisations, que porte le commun comme alternative à l’extractivisme. Dans les deux cas, il s’agit, autant que faire se peut d’étendre le monde des communs

Les colonnes (1) et (2), quant à elles, traitent de communautés qui se constituent en vue de la « non-production » et du « non-usage » de ressources impliquées dans les modes extractivistes de production. Il s’agit ici, faute d’avoir pu à temps étendre le monde des communs, de faire face à la tragédie des non communs. Ce qui, dans le cas général, ne relève pas de l’activité de communs au sens propre, mais de communautés diverses (souvent à l'initiative d’ONG) engagées dans la poursuite d’objectifs partagés.

Quelques précisions peuvent ici être apportées.


Étendre le monde des communs
Concernant les deux colonnes de droite, qui traitent de l’extension du monde des communs, une abondante littérature décrit fréquemment, par le menu, tout ce que la mise en place de communs parvient à accomplir et le potentiel de transformation qu’ils représentent. Comme aussi l’immensité des défis qui se dressent encore. De Wikipédia à Notre Dame des Landes (un commun « bucolique » selon la terminologie proposée par Monnin, où ont été déployés des régiments de gardes mobiles armés et casqués jusqu’aux dents…), le champ couvert par les communs et la variété des initiatives conduites sont telles, qu’il est, nous semble-t-il, peu utile ici de s’appesantir, si ce n’est peut-être pour insister sur deux points :

i) Pour ce qui des communs stricto sensu, des travaux récents montrent que des formes entrepreneuriales multiples, dérivées des Commons-based peer production systems, tels qu’ils ou pu être définis par Benkler sont possibles. Empruntant à certaines formes canoniques de l’Economie Sociale et Solidaire (la coopérative en particulier) mais en s’en distinguant sur des points essentiels, ces nouvelles formes d’institutionnalisation du commun sont aujourd’hui en plein essor. Dans le monde du numérique, par exemple, on voit ainsi fleurir de véritables entreprises coopératives d’un nouveau type. Comme nous l’avions déjà fait remarquer :

« Dans des secteurs aussi divers que la mobilité, livraison urbaine décarbonée ou encore l’hospitalité et l’accès aux droits culturels : MobiCoop, Coopcycle, Les Oiseaux de Passage, pour ne citer qu’elles, sont autant de plateformes "alternatives" qui s’efforcent et parviennent souvent à créer et à partager des ressources mises en commun. De manière plus générale, des modèles économiques originaux, basés sur la non-lucrativité ou la lucrativité limitée, eux-mêmes assis sur des formes institutionnelles nouvelles (souvent dérivées de la forme juridique de la SCIC – Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif) dessinent les linéaments d’un "entreprendre en commun", qui est une nouvelle manière de produire, en rupture avec l’extractivisme. Dans cet esprit, citons aussi les "Entreprises à But d’emploi" (EBE) créées à partir de l’initiative "Zéro Chômeurs", qui ne sont que l’une des nombreuses formes institutionnelles nouvelles autour de ce qu’il faut désigner désormais comme constituant un véritable "Entreprendre en Communs" ».  

Rappelons enfin, qu’au cours des dernières années, on a assisté au déploiement de formes plus complexes de construction de communs, car articulant des acteurs et des collectifs multiples et possédant des ancrages distincts, mais unis dans la poursuite du même objectif. C’est ainsi qu’autour de l’objectif de parvenir à la construction d’une « Sécurité sociale de l’alimentation », des « Caisses Alimentaires » se sont mises en place dans différentes localités et territoires. Afin de garantir un accès minimum à une alimentation saine, notamment pour les plus démunis, sont associés des collectifs de paysans, des magasins de distribution, des restaurants, souvent à partir de l’usage d’une monnaie locale servant aux échanges. Des collectifs d’animation et de gestion assurent alors la cohérence des dispositifs multiples et souvent complexes requis pour s’assurer que les objectifs fixés sont bien atteints. Les communs franchissent ainsi de nouveaux crans indiquant clairement les voies du futur.

ii) L’importance de ce qui est avancé sous le nom de gouvernance polycentrique pour traiter des communs globaux, est encore selon nous, largement sous-estimée. L’article d’Ostrom de 2009, où l’autrice ramasse l’essentiel d’une réflexion conduite sur ce thème pendant de longues années d’études et de recherches, reste, nous semble-t-il, très insuffisamment lu, étudié et compris. Comme restent largement méconnues les multiples initiatives dont le principe de la gouvernance polycentrique constitue l’inspiration. Nous avons pour notre part, dans notre ouvrage de 2020 (déjà cité) essayé de montrer la pertinence de la notion de gouvernance polycentrique pour ce qui est de la lutte pour la préservation du climat, en nous appuyant en particulier sur le travail remarquable effectué par la Convention Citoyenne pour le Climat, dont les 150 recommandations fournissent une très bonne illustration de la manière dont la fixation d’un objectif partagé (dans le cas d’espèce : parvenir à un abaissement des gaz à effets de serre de 30 % à l’horizon 2030) peut se décliner en actions coordonnées déployées à des niveaux multiples. Une illustration archétypique, pensons-nous, de ce en quoi peut consister la « gouvernance polycentrique ».


Faire face à la tragédie des non communs 

Les colonnes (1) et (2) traitent d’un sujet à la fois complémentaire et différent. Il s’agit des actions collectives et des communautés qui, sans être constitués comme des communs, se dotent de règles et de formes de gouvernance originales, dans le but, non d’assurer la reproduction conjointe des ressources et des communautés (comme dans le cas des colonnes 3 et 4), mais dans celui de « prendre soin » d’une ressource à économies externes négatives ou d’une nuisance pour la circonscrire à travers son « non usage », voire sa « non production ». Il s’agit alors, dans le cas de communautés constituées en vue de la non production, de « prendre soin » d’un écosystème pour prévenir sa dégradation par des pratiques extractivistes qui menacent de prendre corps. Des exemples multiples d’initiatives conduites dans ce sens peuvent être fournies ici.                                                                           

Dans l’esprit de garantir « la non production » de ressources toxiques (dans le cas d’espèce : des hydrocarbures), le cas de la mobilisation autour des gisements de pétroles et de gaz de schiste dans les sous-sols de la réserve équatorienne du parc national Yasuni est ici exemplaire. Pour protéger le parc, une première tentative promue par le Président Corréa a consisté dès 2007 à proposer, sous la supervision de l’ONU de ne pas exploiter ces réserves, sous conditions que soit constitué et alimenté par des producteurs internationaux (publics ou privés) un fonds équivalent à la valeur des ressources non exploitées. Devant l’échec de cette proposition – moins de 1 % des fonds ont pu être récoltés – le même président, malgré une forte opposition interne, donne en août 2013 l’autorisation d’exploiter ces gisements. Depuis, deux référendums, dont le dernier en 2023, tenu à l’initiative des peuples de la forêt et d’organisations citoyennes, se sont traduits par un vote largement majoritaire (57 %) en faveur de la fermeture. Si celle-ci n’a pas encore été suivie d’effets, la mobilisation se poursuit et l’avenir est indécis. Est ici à l’œuvre une logique que l’on trouve dans d’autres négociations internationales (l’Amazonie par exemple), où est en jeu la question de la constitution de fonds internationaux (abondés par les États membres de l’ONU ou des fondations de diverses origines et natures), destinés à dédommager les pays qui renonceraient à exploiter des ressources qui constituent des biens communs mondiaux. Ces initiatives ont ceci en propre qu’elles s’efforcent de mobiliser et d’articuler acteurs citoyens et acteurs publics, qui opèrent et se relaient chacun dans leur ordre propre.  

S’agissant de travailler à la restauration d’espaces écologiques, on peut citer le cas de la Orphan Well Association. Il s’agit d’une ONG qui, en collaboration avec le gouvernement de l’Alberta et les agences de régulation de cette province, se fixe pour objectif de décontaminer des espaces pollués par l’industrie gazière et pétrolière. Depuis 2002, date du début de cette initiative, il a été procédé à la décontamination de plusieurs milliers de sites, pour certains en cours de re-végétalisation. Ici encore coopèrent acteurs publics et privés. Dans d’autres cas, la mobilisation citoyenne est parvenue à influencer de manière efficace la législation (locale comme internationale) pour lutter contre une « nuisance » dont les effets pouvaient se montrer dévastateurs à l’échelle de la planète. Ainsi en a-t-il été de la prohibition des CFC, prohibition qui a permis de préserver et en partie restaurer la couche d’ozone de notre atmosphère.

Enfin (last but nos least) rappelons que sous le nom d’actions de « désarmement », des mobilisations multiples ont pu être conduites (ou sont en cours) visant à rendre impossible (ou à fortement retarder) la poursuite de l’exploitation de ressources toxiques ou à économies externes fortement négatives. En France, les collectifs constitués autour des « Soulèvements de la Terre » ont procédé au « désarmement » de nombre de projets, et compromis ou retardé leur déploiement. Dans d’autres cas (Glacier de la Girose) une action de désarmement a prévenu l’installation d’un téléphérique et préservé l’intégrité d’une zone de haute montagne. Les luttes en cours contre les Méga-Bassines pour faire de l’eau un bien commun et mettre fin à la tentative de l’agro-industrie de prendre le contrôle de cette ressource clé, sont ici exemplaires.

Dans le cas général, il faut observer que la norme est ici que l’on assiste plutôt qu’à la constitution de communs au sens propre, à la formation de coalitions de fait entre ONG, activistes et communautés de résidents, auxquelles il n’est pas rare que se joignent des acteurs publics (municipalités, collectivités territoriales, agences…). Dans nombre de cas, en particulier lorsqu’il s’agit du climat, la justice elle-même opère comme « communauté de contrôle » de dernier recours, contribuant à valider ou à légitimer l’action des acteurs engagés dans la défense des biens communs, et ce, qu’il s’agisse de s’opposer à une prédation en cours, ou de prévenir sa venue. C’est la raison pour laquelle nous avons choisis de parler ici de « communautés de non production » ou « de non usage », plutôt que de communs au sens propre, même si la constitution de véritables communs, si les circonstances le permettent, n’est ici nullement à exclure.

                                                         *

On espère l’avoir montré : il n’y a pas plus de communs « négatifs » que de communs « positifs ». Un commun est un commun. Ou il n’en est pas un. Dans tous les cas, un commun n’est pas une chose. Que celle-ci soit dotée d’économies externes « positives » ou « négatives » ne change rien à l’affaire. Traiter des communs, c’est traiter de rapports sociaux, de droits de propriété, de communautés et de gouvernance, en donnant toute leur place aux dimensions « relationnelles » qui se nouent entre acteurs. C’est ainsi que le « prendre soin », dans sa dimension double – institutionnelle et relationnelle – conduit d’ores déjà et conduira toujours d’avantage à l’établissement de communs en tous lieux du monde, et en toutes ses frontières… Que celles-ci consistent en un bord de lac ou en une zone humide « bucolique », en une forêt menacée de dévastation ou en un amas de déchets rejetés par une usine chimique, ne change rien au fond. À défaut de communs au sens propre, des communautés de non-production ou de non-usage, multiples et diverses ont d’ores et déjà démontré leur capacité à prévenir des menaces ou à en circonscrire les effets si celles-ci se sont traduites par des effets tangibles. Dans tous les cas, il s’agit d’œuvrer pour établir et protéger un habité du monde pour l’ensemble des communautés qui le peuplent, dans le respect et la préservation des écosystèmes qui le constituent.
« Il n’y a pas que des tâches nobles » disait déjà Paul Nizan dans un autre temps et à une autre époque. Et, poursuivait-il : « Nous nous acquitterons de toutes ! ». Peut-on, aujourd’hui encore, mieux dire ?

Note de l'auteur

L'auteur tient à remercier vivement Sébastien Broca, Corinne Vercher-Chaptal et Fabienne Orsi pour les échanges multiples et formidablement riches conduits avec eux sur les sujets traités dans ce texte qui a bénéficié tout au long de sa conception et de son écriture de leurs remarques et commentaires.

Pour citer cet article : Coriat, B. 2025. Prendre soin : Faire face à la tragédie des non communs. Critique de la notion de communs négatifs. EnCommuns. Article mis en ligne le 31 mars 2025.

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